Introduction
Comme la consultation des inventaires existants le démontre, il existe en réalité une multitude de documents de nature différente que l’on regroupe habituellement sous le terme générique d’archives de la police. Ceux-ci reflètent tant les missions et fonctions exercées (police d’ordre public, police de répression du crime) que le fonctionnement administratif et institutionnel des corps. La typologie des archives sur lesquelles le chercheur peut s’appuyer pour mener à bien l’histoire de la police ou une histoire à partir de la police est donc loin d’être évidente. Elle découle d’une double réalité inhérente aux polices : d’une part, s’y développe une dynamique de gestion « interne » des corps et de leurs membres, structurée autour de logiques réglementaires et administratives, produisant des documents relatifs à l’individu et au groupe professionnel et d’autre part, la police s’organise dans une dynamique de gestion et de régulation d’une société (l’exercice de la sécurité publique), autour de la population, de territoires, de comportements à surveiller et de lois à faire appliquer. Cette notice interroge ce projet de connaissance dual au cœur des institutions de police : connaître les policiers et la société où ils évoluent, pour en présenter les grandes familles d’archives.
1. De la nécessité de comprendre l’objet policier pour utiliser ses archives
Le chercheur prendra évidemment une série de précautions de méthode avant d’exploiter tout document policier. Celles-ci ne correspondent souvent qu’à l’application des principes de la critique historique classique. Il faut néanmoins y rajouter les fruits d’une réflexion quant à l’objet policier et à son rôle dans les sociétés européennes. D’abord, puisque l’archive de police est plurielle – qu’y a-t-il en commun entre un registre de main courante, un dossier documentaire, un dossier de carrière ou un carnet de correspondance ?-, on se demandera quels étaient les usages des documents et la nécessité guidant leur rédaction. L’analyse reviendra évidemment sur la chronologie et l’auteur du document.
D’une part, réfutons toute lecture positiviste extrême de ces sources. Ce n’est pas parce que les archives sont produites par les polices que les renseignements qu’elles contiennent sont par nature objectifs. D’autre part, refusons l’excès inverse en disqualifiant a priori l’archive policière pour ces raisons. Schématiquement, les archives des polices se divisent selon quatre grandes catégories qu’il est possible de trouver sur la longue durée d’une part (depuis que la police est institution distincte), à différents niveaux de compétences de l’autre (de la municipalité à l’État) :
- Les documents de gestion interne, utiles au fonctionnement des corps, qu’ils concernent leurs agents, les structures ou les équipements ;
- Les documents relevant du travail de police judiciaire, comprenant les traces des activités d’enquête pour retrouver les auteurs de crimes et délits;
- Les documents relatifs aux missions de police administrative (allant du maintien de l’ordre à la tranquillité publique quotidienne).
- Enfin, il faut encore relever les traces du « savoir policier » : projets de réformes, retours d’expérience, presse professionnelle, écrits didactiques ou de formation. Ce sont-là autant d’éléments contribuant à former une culture professionnelle partagée.
L’ensemble de ces documents participe au double projet de connaître qui traverse les institutions policières3: celui d’accumuler et de gérer des connaissances sur la société (personnes, groupes, lieux ou comportements) dans le but de la surveiller, de la protéger ou d’y intervenir et celui de pouvoir gérer les carrières, les parcours individuels et collectifs des policiers. Les polices doivent en effet pouvoir rendre compte de leur activité face à des demandes du pouvoir politique ou judiciaire de tutelle mais également face à des revendications de l’opinion publique.
2. Gérer un corps, gérer ses membres
Les archives de la gestion institutionnelle des polices regroupent d’abord les dossiers de carrière des agents de l’ordre. Lorsqu’ils sont conservés ceux-ci sont souvent particulièrement riches. Ils éclairent évidemment une biographie particulière. On y retrouve en effet les étapes et moments de la carrière et de la vie du policier. Connaître un parcours « individuel » est une perspective de recherche fréquente, que ce soit face à de grands noms de la police ou face à des anonymes à qui on s’intéresse pour des raisons familiales ou personnelles. Ces dossiers sont également particulièrement évocateurs lorsqu’ils sont étudiés collectivement. Mis en série, ils offrent la possibilité de dresser un portrait collectif des policiers et l’évolution de leurs profils. Il s’agit d’une démarche permettant de dresser un portrait-robot (formation, parcours professionnel, situation familiale)4 de certains groupes spécifiques, comme la hiérarchie intermédiaire d’une institution policière ou des policiers entrés au service durant une période déterminée.
Ces archives sont des clés pour comprendre la place des polices et des policiers dans les systèmes étatiques, le jeu social ou les microcosmes locaux. Le défi principal tient à leur identification et leur localisation. La situation archivistique est très contrastée entre polices, selon les pays ou régions. Ces archives ont parfois eu des histoires tumultueuses, entre destructions volontaires ou accidentelles et manque d’intérêt à leur égard. Pour être efficace, la démarche du chercheur s’appuiera d’abord et avant tout sur une connaissance de base de l’institution qu’il veut étudier et de ses principales caractéristiques : s’agit-il d’une institution centralisée et nationale ou d’un corps local? Quelles sont ses autorités de tutelle? Quels sont les organes de contrôle ou de coordination des polices existant à l’époque concernée? Simples, ces questions sont pourtant fondamentales à se poser… Ensuite, le chercheur utilisera les guides de recherches disponibles dans les services d’archives qui l’accompagneront dans la constitution de son corpus. Encore peu nombreux il y a quelques années, ils se multiplient, témoignant d’une ouverture toujours plus grande à la recherche des archives des polices.
3. Surveiller, protéger et agir : les traces du travail policier
Le rôle des polices est d’assurer l’ordre, de garantir la tranquillité publique et le cas échéant, de réprimer le crime. Ce sont ses fonctions de police administrative ou de police judiciaire. Sous ces grands titres, la description de l’investissement policier dans la production de sécurité est donc polymorphe. Gérer des manifestations, intervenir sur des accidents, arrêter un voleur ou contrôler la mobilité de gitans, faire la police sanitaire sur un marché, patrouiller en rue à la recherche d’un comportement suspect ou anormal, intervenir face à un enfant perdu sont autant des pratiques policières possibles.
Enfin, les archives de la pratique témoignent également de l’action judiciaire des policiers. Le travail d’enquête, le constat d’infractions, la recherche de coupables débouche en effet sur la production de sources particulières. D’une part, les policiers travaillent en lien avec l’appareil judiciaire et le système pénal : ils interrogent des témoins, des suspects, procèdent à des actes d’enquête ou des saisies. Les policiers arrêtent aussi des individus. Ces actes donnent lieu à la rédaction d’actes juridiques pour en rendre compte : ce sont les pro justitia et autres procès-verbaux. Le plus souvent conservés dans les archives de leurs destinataires (en l’occurrence, au sein des archives des juridictions, dans les dossiers de procédures), ces archives informent à la fois sur le crime, son contexte et sur le fonctionnement de l’appareil répressif. Elles répondent à certaines constantes formelles, dictées par le droit. Si elles donnent souvent à lire la parole des acteurs ou témoins des affaires, parole souvent inaudible ailleurs vu les publics concernés, il faut garder à l’esprit que celle-ci est mise en forme, retranscrite, parfois même réécrite par les agents de l’ordre. Comme le relève Arnaud Houte, la fabrique du procès-verbal est un objet d’étude en soi.8 De manière complémentaires, il faut par contre signaler que sont parfois conservées dans les dépôts d’archives de précieuses pièces qui montrent l’étape préalable de ce travail policier. Il s’agit notamment des carnets, emmenés sur le terrain, où sont inscrits sur le vif, les constatations et déclarations. « Brouillon » non-officiel, ce type de pièce reste rare, peu systématique dans son contenu, mais peut être riche pour comprendre le travail du policier.
4. Des archives de la police aux archives sur la police
On l’aura compris, les archives des polices recouvrent en réalité une grande variété de documents. Ceux-ci traversent les lieux et les périodes, répondant aux fonctions policières et à la nécessité d’organisation et de gestion qui les structurent. Leur bonne utilisation repose sur une appréhension de la police comme institution de régulation, comme corps bureaucratique et partie d’un système administratif, comme groupe social et professionnel enfin. Le bon usage de telles archives repose également sur la nécessité de situer les documents utilisés dans le large spectre des fonctions de police. Leur potentiel est par contre égal à l’effort fourni pour s’y immerger. Mais les archives des polices pourront être utilement complétées par d’autres ressources. La presse tant généraliste que professionnelle (qu’elle soit officielle, syndicaliste ou corporative) est une source majeure pour réaliser une histoire culturelle et intellectuelle des polices. (Auto)représentations, culture professionnelle, politiques mémorielles, expertises revendiquées y sont largement présentes. Ces sources font également largement écho à ce qu’on peut appeler les « crises » ou les « dysfonctionnements » impliquant polices et policiers.9 On en trouvera également des traces dans des archives relatives aux polices conservées dans d’autres fonds. Au premier rang de celles-ci, citons les archives des autorités politiques (du niveau local au niveau national selon les cas) ou judiciaires de tutelle qui permettent par ailleurs souvent de compléter, au moins partiellement, d’éventuelles lacunes dans les archives institutionnelles.
- Jean-Marc Berlière, « Archives ‘interdites’, archives ‘spéciales’ ? Quelques réflexions à propos des archives policières… », in Histoire@politique, n. 8, 2009, http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=08&rub=pistes&item=13, et « Archives : un trésor – et des fantasmes – inépuisables », in Jean-Marc Berlière Polices des temps noirs. France 1939-1945, Paris, Perrin, 2018, pp. 111-125, https://www.cairn.info/polices-des-temps-noirs–9782262035617-page-111.htm [↩]
- Xavier Rousseaux, « Les écritures de la police : mise en perspective et réflexions critiques », in Milliot (Vincent) (dir.). Les mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, , 2006, p. 307-320, https://books.openedition.org/pur/7513 [↩]
- James Sheptycki , “Liquid modernity and the police métier: Thinking about information flows in police organisation”, Global Crime, vol. 18, n°3, 2017, pp. 286-302, https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17440572.2017.1313734. On se reportera aussi sur cette question aux travaux de Vincent Denis, notamment « Introduction. Que sait la police? », in Revue d’histoire des sciences humaines, n. 19, 2008, pp. 33-9, https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2008-2-page-3.htm [↩]
- L’application de prosopographie Belgian magistrates intégrera, à termes, des données sur des agents et cadres de la police belge. Voir https://sites.uclouvain.be/digithemis/?page_id=35663&lang=en [↩]
- Peter Becker Peter, William Clarck (dir.), Little Tools of Knowledge: Historical Essays on Academic and Bureaucratic Practices, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001,Chris Williams, Police Control Systems in Britain 1775-1975. From parish constable to national computer, Manchester, Manchester Univeristy Press, 2014 [↩]
- Herbert Reinke, Margo De Koster, “History of the Police Profession”, in G. Bruinsma, D. Weisburd (dir.), Encyclopedia of Criminology and Criminal Justice, New-York, 2014, pp. 2296-2308[↩]
- Sur ces objets policiers, Pierre Miquel, La main courante. Les archives indiscrètes de la police parisienne, 1900-1945, Paris, Albin Michel, 1998. Frédéric Oqueteau, « Les appropriations de la main courante informatisée par les personnels de police », in Déviance et société, vol. 39, n° 3, 2015, pp. 267-294. [↩]
- Arnaud Houte, « La fabrique du procès-verbal dans la France du xixe siècle : contribution à l’histoire de l’écrit administratif », in L’Atelier du Centre de recherches historiques n°5, 2009, https://journals.openedition.org/acrh/1488. On se reportera aussi à Jean-Claude Farcy, Guides des archives judiciaires et pénitentiaires 1800-1958, Paris, CNRS, 1992, qui est disponible en ligne https://criminocorpus.org/media/filer_public/61/7e/617e883f-946f-41e8-99e4-9558a6876940/farcy_guide_des_archives_judiciaires.pdf [↩]
- Arnaud Houte, « La presse officielle et corporative », in Jean-Noël (dir.), Histoire de la Maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherches, Maison-Alfort, SHGN, 2004, pp. 701-710. [↩]