Un type de source prometteur

Après que la discipline historique se soit constituée au XIXème siècle en s’appuyant sur les sources écrites et en rejetant les témoignages oraux jugés « folkloriques », les chercheurs ont petit à petit diversifié leurs méthodes d’enquête et ce type de sources a désormais pleinement droit de cité dans la « boîte à outils » de l’historien. Depuis plusieurs décennies maintenant, les chercheurs ont développé, en s’inspirant en partie des pratiques de leurs collègues sociologues ou anthropologues, des méthodes d’enquête orale concernant des objets, des institutions ou des personnages divers, comme en témoigne l’ouvrage central publié par Florence Descamps1, qui complétait une historiographie anglo-saxonne pionnière sur le sujet et désormais bien fournie.

Concernant spécifiquement la police, plusieurs collectes de sources orales ont désormais été effectuées et des fonds ont été constitués et inventoriés dans plusieurs pays. Citons par exemple, pour la France, les différentes enquêtes de l’IHESI/INHES, qui, sous la houlette de Jean-Marc Berlière et René Lévy, a constitué un fonds de 89 entretiens conservés à la BNF2. Les chercheurs ont également accès, à la British Library, aux 84 interviews de policiers réalisées par Barbara Weinberger pour ses propres recherches3. Il existe aussi d’autres projets, plus particuliers. C’est le cas du British Mandate Palestine Police Oral History Project de l’Université d’Oxford qui a permis la réalisation d’interviews de 15 policiers britanniques en Palestine mandataire ou encore le fonds conservé par l’Université de Columbia comprenant 14 interviews de policiers New-Yorkais.


À ces fonds constitués s’ajoutent les entretiens effectués par des chercheurs travaillant sur certains aspects de la police et qui constituent des ressources intéressantes4
. Les historiens ont pu s’inspirer directement des sociologues afin d’envisager les problèmes méthodologiques que ce type de sources pose5
. Abordons ici les difficultés spécifiques aux questionnements des historiens de la police mais également les avantages de ces sources dans le cas plus précis de la question du maintien de l’ordre.
 
Une porte ouverte vers des informations inhabituelles
 
L’entretien semi-directif6 est souvent préconisé par l’historien. Il permet à la fois au témoin de « se raconter » mais également au chercheur de préparer des questions sur des sujets ou des évènements plus précis. Les entretiens fournissent l’occasion de se familiariser avec une institution qui a parfois disparu (par exemple, la gendarmerie belge) ou qui a été grandement réformée (le cas des polices néerlandaises dans les années 1990). Ces institutions, opaques pour le profane, même bien informé par des lectures, peuvent apparaitre sous un autre angle par l’intermédiaire des récits policiers : ce sont les imbrications complexes des rapports humains auxquelles le chercheur a quelque peu accès. En ce qui concerne les institutions policières, pour lesquelles les archives sont souvent dispersées, détruites ou mélangées, le chercheur peut pallier les silences et les manques par ce détour essentiel qui permet de contenir davantage la résistance des polices au « projet de connaître »7.

Il faut donc noter, à la suite de René Lévy et Jean-Marc Berlière, que les sources orales ne permettent pas seulement d’obtenir des « points de vue » sur des évènements, mais également un accès particulier à ce que les archives n’évoquent jamais. Il s’agit bien entendu des relations dans les services, des interactions entre les différents collègues, des querelles ou des affinités, du rapport individuel et collectif à une culture professionnelle ou encore à des habitudes de travail particulières8.
Dans le cas du maintien de l’ordre et de la police des foules par exemple, cette activité policière particulière9, les témoignages éclairent d’une lumière originale une série de perceptions et d’interactions peu ou pas visibles dans les archives10: les représentations que se font les policiers des différentes catégories de protestataires (perception de l’Autre), de leur niveau de colère, de leur volonté de recourir ou non à des moyens violents (perception de l’ambiance) mais également la perception d’autres « acteurs » du jeu manifestant : la presse, les responsables politiques, les badauds, etc. (perception du contexte d’action). Les témoignages autorisent une approche plus fine des changements de dispositifs, des choix opérés « dans le feu de l’action » et du poids des différents facteurs sur les décisions en matière de maintien de l’ordre. Par exemple, cet officier de gendarmerie belge évoque clairement « l’ambiance » du corps lorsqu’il y fait son entrée dans les années 1960, après la « grève du siècle » de l’hiver 60-61 en Belgique :

« On sortait quand même des grèves de 1960 et on n’aurait pas permis que les syndicats, pour les citer, ne reprennent le dessus » 

Et plus loin : « On avait encore un cavalier à la légion mobile on l’avait émasculé pendant les grèves de 60 et ça ça marque quand même ! Le type, [tout le monde le connaissait], tout le monde savait ce qui lui était arrivé »11

L’interrogation d’un personnel aux grades divers permet aussi d’approcher les contradictions du maintien de l’ordre, les éléments de convergence et de divergence entre les commandants et les exécutants mais également toute une série de facteurs invisibles dans les archives : les phénomènes de peur éventuelle face à des violences, le rapport au risque, au courage, à l’entraide ou au contraire la volonté d’en découdre, de montrer sa force et de garder le terrain en sa possession. Cette « pièce particulière du jeu politique » qu’est le maintien de l’ordre, qui peut également « produire du politique », pour reprendre les mots de Fabien Jobard, peut donc être approchée plus finement par l’intermédiaire des témoignages policiers, qui, combinés aux archives, donnent véritablement à l’historien l’occasion d’une analyse des différentes interactions qui prennent place lors d’opérations de maintien de l’ordre, articulant niveaux macro (contexte, dispositif, mentalités, etc.) et micro (interactions, forces en présence, évènements inattendus, etc.)12. Ici, les propos d’un autre officier permettent d’éclairer la manière dont deux groupes (les forces de l’ordre et les protestataires) peuvent interpréter distinctement une action, alors génératrice de tensions : 

« Je me rappelle une fois, on était en défensif avec un peloton. C’était au Limbourg [lors des grèves de mineurs] donc on n’est pas avec le casque mais avec le béret. Et un des mineurs prend le béret d’un gendarme et ils se le lancent et on les laisse faire car des bérets bon… Mais le problème c’est que les autres ouvriers ont essayé de prendre d’autres bérets et à un moment on s’est demandé quoi faire et j’ai dit allez on met les casques ! Mais il y avait des mineurs qui n’avaient pas vu [le jeu] et ils ont pris ça pour une provocation, ils ont cru qu’on allait commencer à charger. Mais je ne voulais pas qu’il y ait de la bagarre pour des bérets, ce n’était pas une provocation c’était une protection ». 

Des difficultés inhérentes aux entretiens oraux

Pour que ces apports puissent être réels, il faut que l’historien soit attentif aux risques et aux difficultés que posent les témoignages. Le premier de ceux-ci est la tendance des témoins à la reconstruction a posteriori d’une trame cohérente de l’existence, d’un récit linéaire faisant l’impasse sur les contradictions, les frustrations, les ambivalences, laissant apparaitre des parcours policiers tranquilles. Cette présentation de soi peut être contournée par la confrontation des archives mais également par des entretiens multiples. Ainsi, l’historien réalisera une sélection d’un échantillon circonscrit de témoins, auxquels il posera des questions similaires, et pourra revenir sur les points rapidement évoqués, sur ce qui lui semble avoir été passé sous silence ou évité, sur les propos des témoins qui se contredisent ou s’opposent, etc. L’avantage de l’historien sur le sociologue est ici important. Dans une institution comme la police, assimilée par les sociologues à un « terrain fermé », le fait de travailler sur un passé lointain, et d’interroger des policiers à la retraite, permet une certaine libération de la parole. Les enjeux du propos s’étant estompés avec le temps, le témoin prend moins de « risques » que s’il était encore en fonction. C’est d’ailleurs le constat que dresse la sociologue Geneviève Pruvost qui souligne, parmi les dizaines d’entretiens qu’elle a menés, que les plus complets étaient ceux réalisés avec des policiers proches de la retraite ou retraités13. 

Pour obtenir cette liberté de parole, l’historien doit mettre en place des dispositifs particuliers de mise en confiance du témoin. Ainsi, s’ils acceptent généralement d’être enregistrés, il ne faut pas hésiter à leur proposer d’éteindre le micro lorsqu’ils se montrent hésitants, à proposer de nouvelles rencontres ou à échanger par mail ou par téléphone entre celles-ci afin d’obtenir leur confiance. Le sérieux du chercheur et sa capacité à démontrer qu’il ne cherche pas l’information sensationnelle mais bien la collecte de sources afin de produire un travail scientifique jouera de manière décisive sur l’image que les témoins se feront de lui et, par-là, sur leur capacité à être précis et complets dans leurs témoignages. Cette confiance, si elle est solide, permettra parfois à l’historien d’avoir accès aux archives personnelles de certains acteurs : anciens cours, notes, correspondance, photographies, brochures diverses complèteront les informations obtenues par l’enquête orale.
Bien entendu, comme pour tous types d’enquêtes orales, le chercheur fait face aux problèmes de la mémoire, aux stratégies d’évitement ou de survalorisation de soi ou, au contraire, de minimisation de son action. C’est bien entendu la préparation minutieuse de l’entretien qui permet d’éviter de tomber dans les « pièges » du témoin, préparation qui est parfois rendue extrêmement complexe lorsque le chercheur travaille sur des institutions parfois méconnues ou pour lesquelles peu de documents ont été conservés14.

La dimension spontanée du témoignage, livré avec moins de réflexivité que le retour sur soi effectué dans des mémoires ou des autobiographies, permet par ailleurs au chercheur d’approcher toute une série de « valeurs policières », d’interroger, même par la tangente, les grands principes qui structuraient le corps, mais également ceux qui pouvaient créer des désaccords, voire des scissions. Par exemple, la gendarmerie belge se divise de façon de plus en plus marquée au cours des années 80 entre « conservateurs » et « progressistes », entre les tenants de la dimension militaire et d’une conception musclée du maintien de l’ordre (« force doit rester à la loi ») et ceux partisans d’un assouplissement des règles, d’une mise en avant des droits des manifestants et du dialogue avec les protestataires (qui finira, des années plus tard, à conduire à la « gestion négociée de l’espace public »). Ces deux camps entretiennent des rapports parfois conflictuels que les entretiens permettent de mettre à jour. Le chercheur saisit alors la profondeur historique des transformations les plus récentes.
Ainsi, cet officier plus progressiste, dénonce la culture militariste du corps : 


« Tous ces gens ils sont dans un métier, ils essaient de progresser et à partir du moment où leur progression dépend des militaires bin il faut s’inscrire dans le système des militaires. A partir du moment où on est dans l’OTAN, où on mène la guerre au bloc communiste bin il est clair que les brevetés d’État-major qui ont fait l’école de guerre avec des collègues militaires qui sont envoyés à Rome, qui sont envoyés à Washington, qui sont envoyés dans des cercles internationaux pour parfaire leurs connaissances ou avant d’obtenir une promotion, [ils influencent le système] ». 

Une source pour l’histoire des polices par les « policés » ?

Les entretiens oraux permettent également d’interroger les institutions policières par l’intermédiaire de sources n’émanant pas d’elles. Ainsi, en interrogeant les non-policiers, l’historien a accès aux représentations du public envers la police, il peut toucher ce que certains groupes attendent d’elle ou, au contraire ce qu’ils lui reprochent. Sur la question du maintien de l’ordre, ce sont les relations passées, la construction d’une relation particulière faite de représentations distinctes que le chercheur peut questionner. Il est possible de mettre à jour, au sein du public, des visions différenciées des corps de police, perçus distinctement en fonction du rôle que le public leur prête mais également du passé des relations avec les polices. Cet exemple d’un militant trotskyste belge témoigne bien des rôles qu’il attribue à la police communale et à la gendarmerie : 

« En Belgique, la force principale de répression a été longtemps la gendarmerie qui était un instrument organisé comme l’armée, il y avait des grades comme à l’armée, et ils n’ont pas hésité à… à tuer les ouvriers. […]  la police communale […] à Bruxelles compte tenu de l’absence de fusion de communes, tu collais des affiches à Schaerbeek, tu étais poursuivi tu passais à Saint Josse ils ne pouvaient pas te suivre. Y avait un aspect plutôt bon enfant même si par exemple la police de Forest avait une très mauvaise réputation ils ont tiré en l’air pour chasser des distributeurs de tracts, donc c’était un peu des cowboys quoi ». 

Une base documentaire pour les futurs historiens

Pour conclure, il faut aussi relever la valeur de ces témoignages pour les futurs historiens. Si différents types d’enquêtes peuvent être menés (enquêtes sur des sujets précis dans le cadre d’un travail scientifique délimité, enquêtes « patrimoniales » visant à conserver la mémoire de certains acteurs), les multiples campagnes de collecte de témoignages oraux produisent un matériau fondamental et susceptible d’être réinterrogé par les historiens du futur. Dans le cadre d’institutions méconnues ou mal connues, cette production documentaire constitue, nous l’avons dit, un moyen d’interroger des aspects qui, sans cela, resteraient dans l’ombre. Elle permet également d’offrir aux historiens une entrée « en douceur » dans un monde où le jargon, les acronymes ou les multiples règlements et autres divers types de documents désarçonnent souvent le chercheur néophyte. Ces avantages invitent à promouvoir des collectes et à assurer la conservation des sources orales, défi d’autant plus important que les supports évoluent très vite et que les anciens enregistrements mériteraient une numérisation pour un accès plus aisé. La porte d’entrée qu’offrent ces sources, loin de se suffire à elle-même, constitue un passage presque incontournable pour l’historien des évolutions policières récentes. 
 

Bibliographie

  • Berlière J.-M. et Lévy R., Le témoin, le sociologue et l’historien : quand les policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010.
  • Campion J. (dir.), Des méconnues de la recherche : les archives de police en Belgique, Bruxelles, AGR, 2009.
  • Cockcroft T., « Using oral history to investigate police culture », in Qualitative Research, Vol. 5, n°3 (2005), p. 365-384.
  • Descamps F., L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001.
  • Descamps F., Archiver la mémoire. De l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, EHESS, 2019.
  • Fillieule O. et Jobard F., Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.
  • Jobard F. et De Maillard J., Sociologie de la police : Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015.
  • Jobard F., « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », in European Journal of Turkish Studies , n°15 (2012), [en ligne]. 
  • Monjardet D., Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996.
  • Monjardet D., « Gibier de recherche, la police et le projet de connaître », in Criminologie, t. 38, n°2 (2005), p. 13-37.
  • Pruvost G., « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », in Terrain, n°48 (février 2017), p. 131-148.
  • Weinberger B. The Best Police in the World: An Oral History of English Policing from the 1930s to the 1960s, Aldershot, Scolar Press, 1995. 

 

 
  1. L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001, [en ligne][]
  2. À consulter en ligne[]
  3. WeinbergerB.The Best Police in the World: An Oral History of English Policing from the 1930s to the 1960s, Aldershot, Scolar Press, 1995. Voir leSound and Moving Image Cataloguede laBritish Library pour retrouver l’ensemble des interviews : disponible ici[]
  4. Les travaux d’Emmanuel Blanchard se nourrissent notamment des sources orales : Blanchard E.,La police parisienne et les Algériens, Paris, Nouveau Monde, 2011.[]
  5. Notre démarche s’inscrit dans les pas des réflexions déjà menées ailleurs lors de séminaires de Menepolhis, comme lors de cet échange de 2016 où la question de l’utilité des sources orales avait été mise en avant par Jonas Campion, J.-M. Berlière et Hubert Deschamps, disponible ici[]
  6. Dans ce taper d’entretien, l’intervieweur "est lapersonne qui parle vers certains sujets et il le sien laisse salle de bains toute liberté pour s’exprimer". Fenneteau H., L’enquête: entretien et questionnaire, Paris, Dunod, 2015, p. 10[]
  7. Monjardet D., « Gibier de recherche, la police et le projet de connaître », in Criminologie, t. 38, n°2 (2005), p. 13 – 37.[]
  8. Berlière J.-M. et Lévy R., « Mémoire orale, récits de vie et sciences sociales », in Lévy R. et Berlière J.-M., Le témoin, le sociologue et l’historien : quand les policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010, p. 21.[]
  9. Monjardet D., Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996; Jobard F. et De Maillard J., Sociologie de la police : Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015.[]
  10. Le travail récent d’Olivier Fillieule et de Fabien Jobard le démontre amplement, Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.[]
  11. Les extraits cités sont tous issus d’interviews menées auprès d’anciens gendarmes belges et de militants politiques effectuées dans le cadre de notre thèse de doctorat.[]
  12. Jobard F., « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », in European Journal of Turkish Studies , n°15 (2012) [en ligne][]
  13. Pruvost G., « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », in Terrain, n°48 (février 2017), p. 133-135[]
  14. Campion J. (dir.), Des méconnues de la recherche : les archives de police en Belgique, Bruxelles, AGR, 2009.[]

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