Un type de source prometteur
« On sortait quand même des grèves de 1960 et on n’aurait pas permis que les syndicats, pour les citer, ne reprennent le dessus »
Et plus loin : « On avait encore un cavalier à la légion mobile on l’avait émasculé pendant les grèves de 60 et ça ça marque quand même ! Le type, [tout le monde le connaissait], tout le monde savait ce qui lui était arrivé »11“
L’interrogation d’un personnel aux grades divers permet aussi d’approcher les contradictions du maintien de l’ordre, les éléments de convergence et de divergence entre les commandants et les exécutants mais également toute une série de facteurs invisibles dans les archives : les phénomènes de peur éventuelle face à des violences, le rapport au risque, au courage, à l’entraide ou au contraire la volonté d’en découdre, de montrer sa force et de garder le terrain en sa possession. Cette « pièce particulière du jeu politique » qu’est le maintien de l’ordre, qui peut également « produire du politique », pour reprendre les mots de Fabien Jobard, peut donc être approchée plus finement par l’intermédiaire des témoignages policiers, qui, combinés aux archives, donnent véritablement à l’historien l’occasion d’une analyse des différentes interactions qui prennent place lors d’opérations de maintien de l’ordre, articulant niveaux macro (contexte, dispositif, mentalités, etc.) et micro (interactions, forces en présence, évènements inattendus, etc.)12. Ici, les propos d’un autre officier permettent d’éclairer la manière dont deux groupes (les forces de l’ordre et les protestataires) peuvent interpréter distinctement une action, alors génératrice de tensions :
« Je me rappelle une fois, on était en défensif avec un peloton. C’était au Limbourg [lors des grèves de mineurs] donc on n’est pas avec le casque mais avec le béret. Et un des mineurs prend le béret d’un gendarme et ils se le lancent et on les laisse faire car des bérets bon… Mais le problème c’est que les autres ouvriers ont essayé de prendre d’autres bérets et à un moment on s’est demandé quoi faire et j’ai dit allez on met les casques ! Mais il y avait des mineurs qui n’avaient pas vu [le jeu] et ils ont pris ça pour une provocation, ils ont cru qu’on allait commencer à charger. Mais je ne voulais pas qu’il y ait de la bagarre pour des bérets, ce n’était pas une provocation c’était une protection ».
Des difficultés inhérentes aux entretiens oraux
« Tous ces gens ils sont dans un métier, ils essaient de progresser et à partir du moment où leur progression dépend des militaires bin il faut s’inscrire dans le système des militaires. A partir du moment où on est dans l’OTAN, où on mène la guerre au bloc communiste bin il est clair que les brevetés d’État-major qui ont fait l’école de guerre avec des collègues militaires qui sont envoyés à Rome, qui sont envoyés à Washington, qui sont envoyés dans des cercles internationaux pour parfaire leurs connaissances ou avant d’obtenir une promotion, [ils influencent le système] ».
Une source pour l’histoire des polices par les « policés » ?
Les entretiens oraux permettent également d’interroger les institutions policières par l’intermédiaire de sources n’émanant pas d’elles. Ainsi, en interrogeant les non-policiers, l’historien a accès aux représentations du public envers la police, il peut toucher ce que certains groupes attendent d’elle ou, au contraire ce qu’ils lui reprochent. Sur la question du maintien de l’ordre, ce sont les relations passées, la construction d’une relation particulière faite de représentations distinctes que le chercheur peut questionner. Il est possible de mettre à jour, au sein du public, des visions différenciées des corps de police, perçus distinctement en fonction du rôle que le public leur prête mais également du passé des relations avec les polices. Cet exemple d’un militant trotskyste belge témoigne bien des rôles qu’il attribue à la police communale et à la gendarmerie :
« En Belgique, la force principale de répression a été longtemps la gendarmerie qui était un instrument organisé comme l’armée, il y avait des grades comme à l’armée, et ils n’ont pas hésité à… à tuer les ouvriers. […] la police communale […] à Bruxelles compte tenu de l’absence de fusion de communes, tu collais des affiches à Schaerbeek, tu étais poursuivi tu passais à Saint Josse ils ne pouvaient pas te suivre. Y avait un aspect plutôt bon enfant même si par exemple la police de Forest avait une très mauvaise réputation ils ont tiré en l’air pour chasser des distributeurs de tracts, donc c’était un peu des cowboys quoi ».
Une base documentaire pour les futurs historiens
Bibliographie
- Berlière J.-M. et Lévy R., Le témoin, le sociologue et l’historien : quand les policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010.
- Campion J. (dir.), Des méconnues de la recherche : les archives de police en Belgique, Bruxelles, AGR, 2009.
- Cockcroft T., « Using oral history to investigate police culture », in Qualitative Research, Vol. 5, n°3 (2005), p. 365-384.
- Descamps F., L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001.
- Descamps F., Archiver la mémoire. De l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, EHESS, 2019.
- Fillieule O. et Jobard F., Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.
- Jobard F. et De Maillard J., Sociologie de la police : Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015.
- Jobard F., « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », in European Journal of Turkish Studies , n°15 (2012), [en ligne].
- Monjardet D., Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996.
- Monjardet D., « Gibier de recherche, la police et le projet de connaître », in Criminologie, t. 38, n°2 (2005), p. 13-37.
- Pruvost G., « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », in Terrain, n°48 (février 2017), p. 131-148.
- Weinberger B. The Best Police in the World: An Oral History of English Policing from the 1930s to the 1960s, Aldershot, Scolar Press, 1995.
- L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001, [en ligne][↩]
- À consulter en ligne[↩]
- Weinberger B. The Best Police in the World: An Oral History of English Policing from the 1930s to the 1960s, Aldershot, Scolar Press, 1995. Voir le Sound and Moving Image Cataloguede la British Library pour retrouver l’ensemble des interviews : disponible ici[↩]
- Les travaux d’Emmanuel Blanchard se nourrissent notamment des sources orales : Blanchard E., La police parisienne et les Algériens, Paris, Nouveau Monde, 2011.[↩]
- Notre démarche s’inscrit dans les pas des réflexions déjà menées ailleurs lors de séminaires de Menepolhis, comme lors de cet échange de 2016 où la question de l’utilité des sources orales avait été mise en avant par Jonas Campion, J.-M. Berlière et Hubert Deschamps, disponible ici[↩]
- Dans ce taper d’entretien, l’intervieweur "est la personne qui parle vers certains sujets et il le sien laisse salle de bains toute liberté pour s’exprimer". Fenneteau H., L’enquête: entretien et questionnaire, Paris, Dunod, 2015, p. 10[↩]
- Monjardet D., « Gibier de recherche, la police et le projet de connaître », in Criminologie, t. 38, n°2 (2005), p. 13 – 37.[↩]
- Berlière J.-M. et Lévy R., « Mémoire orale, récits de vie et sciences sociales », in Lévy R. et Berlière J.-M., Le témoin, le sociologue et l’historien : quand les policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010, p. 21.[↩]
- Monjardet D., Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996 ; Jobard F. et De Maillard J., Sociologie de la police : Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015.[↩]
- Le travail récent d’Olivier Fillieule et de Fabien Jobard le démontre amplement, Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.[↩]
- Les extraits cités sont tous issus d’interviews menées auprès d’anciens gendarmes belges et de militants politiques effectuées dans le cadre de notre thèse de doctorat.[↩]
- Jobard F., « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », in European Journal of Turkish Studies , n°15 (2012) [en ligne][↩]
- Pruvost G., « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », in Terrain, n°48 (février 2017), p. 133-135[↩]
- Campion J. (dir.), Des méconnues de la recherche : les archives de police en Belgique, Bruxelles, AGR, 2009.[↩]