« Mais pourquoi vous me posez cette question ? ». 

S’il est de coutume de dire que les historiens interrogent leurs sources, il est plutôt rare que celles-ci leur répondent en retour. C’est pourtant l’expérience qui a été la mienne comme apprenti historien enquêtant sur la féminisation de la police communale en Belgique de 1953 à 20011. Cette étude m’a confronté à deux grands défis.

1. De l’individu au groupe : le choix des témoins

Le premier défi fut celui de la constitution d’un échantillon représentatif, lié à la définition du terrain d’études, entre le local et le national. En effet, le terrain d’enquête envisagé avait d’abord été celui de la ville de La Louvière2. Cependant, il est rapidement ressorti que la situation était trop exceptionnelle pour être représentative de la dynamique de féminisation en Belgique. En effet, la première policière de la ville a été promue commissaire après que son supérieur hiérarchique soit « tombé » pour une affaire de caisse noire. Elle fut ensuite elle-même condamnée par la suite pour cette même affaire. Il a fallu donc élargir le champ d’investigation. Le WomenPol, organisation des femmes policiers, a alors été d’une grande aide pour trouver d’autres témoins. Des connaissances parmi les forces de l’ordre ont également été utiles pour trouver des témoins. Grâce à ces aides, l’échantillon des 8 femmes interrogées a été aussi varié que possible : des pionnières entrées dans les années 1960 et d’autres dans les 1990 (tout aussi pionnières) ; des hauts gradées et des simples agents ; des femmes ayant travaillé en ville ou en zone rurale ; des « simples » policières ou des assistantes de police (assistantes sociales de formation).

2. Policières et policiers, des témoins si particuliers

Faire de l’histoire orale relative au monde de la police constitue également un défi d’ampleur. En effet, selon Jean-Marc Berlière, la parole policière doit être mise en doute : « agents des “services” ou commissaires de police, tous experts en faux propos et vraies manipulations »3 En d’autres termes, les policières ont pratiqué pendant des années l’art de l’interrogatoire et « on ne la leur fait pas ». Ainsi, dans le cadre de ce mémoire, il est arrivé que certaines questions, comme les relations avec un commissaire ayant dû démissionner pour corruption, soient interrompues brusquement par un cinglant « pourquoi vous demandez cela ? ». La dynamique interrogateur/interrogée était donc renversée. Ce constat oblige à une grande vigilance par rapport aux propos tenus et à une préparation au préalable la plus poussée possible.

Pour les plus hauts gradées, une manière détournée de s’informer était de regarder leurs interventions télévisées passées pour cerner leur personnalité. L’entretien téléphonique au préalable était également un bon indicateur dans ce but. Pour connaître le contexte global, une simple recherche sur le commissariat par un moteur de recherche bien connu et la presse régionale était effectuée.

À l’instar de Geneviève Pruvost, j’ai observé une volonté de protéger leur institution de la part des policiers interrogés4. Cela va de la prudence exprimée (« le but de votre interview c’est de savoir qu’elle était la place de la femme dans la police et voir plutôt si elle était plutôt bien menée ou malmenée ?»)5 à plusieurs propos critiques à propos d’anciens collègues qui n’ont pas été retranscrits à leur demande.

De plus, toute la préparation du monde ne peut changer le fait que l’identité de la personne qui interroge influence les propos tenus en réponse. Ainsi, aux États-Unis, dans les années 1930, il a été constaté une différence dans les propos d’une femme noire âgée à propos de son expérience d’esclave en fonction de son interlocuteur. À une femme blanche, cette femme n’évoquait que des problèmes bénins tandis qu’elle a en mentionné de plus graves à un homme noir6. En ce qui me concerne, il est clair que le fait d’être un « jeune homme » (22 ans lors des premiers entretiens) a considérablement influencé l’attitude et les réponses des policières questionnées.

Ainsi, ces dernières ont déployé un effort de pédagogie particulier afin de contextualiser au maximum leur expérience. Cet effort pouvait parfois être excessif, comme lorsqu’un témoin s’est interrogé sur l’existence ou non des téléphones portables au moment de son récit. Un certain « maternalisme » a également été observé. De fait, après un certain moment, plusieurs témoins passaient du vouvoiement formel au tutoiement. L’interpellation sous le vocable de « jeune homme » était relativement fréquente. Cette attitude, bien que gênante, a été simplement ignorée pour maintenir la dynamique des entretiens.

À ces difficultés d’ordre général s’ajoutent les aléas qui peuvent surgir lors d’une discussion de près d’une heure. Cela peut aller d’un simple coup de téléphone qui interrompt la conversation, à la policière qui demande ma position personnelle sur la fidélité conjugale, au braque de Weimar qui bondit sur les genoux de la personne interrogée, lui lèche le visage tandis que cette dernière continue l’interview, imperturbable. La réciproque n’était pas là de mon côté.

3. Les apports de la démarche orale

Ces obstacles rendent-ils l’histoire orale peu pertinente pour l’historien ? Loin de là. En effet, les informations données par les policières n’auraient en aucun cas pu être trouvées ailleurs dans une source écrite. Certaines sources écrites ont d’ailleurs reçu un nouvel éclaircissement à l’aune des témoignages. Ainsi, il était difficilement compréhensible que le commissaire de la ville de La Louvière7, connu pour ses méthodes fortes et en butte avec la Ligue des Droits de l’Homme, ait promu des femmes au sein de ses services. La présence de brochures de presse sur la présence de femmes au sein de la police de Los Angeles au sein de ses archives personnelles posait également question. Lorsqu’il est ressorti des témoignages que ce commissaire cherchait l’excellence au sein du commissariat, il est apparu que la présence de femmes au sein de ses services répondait à une question d’efficacité et non d’égalité. Il lui fallait des collègues féminines pour s’occuper des affaires liées aux femmes et aux enfants. Ce constat était d’autant plus clair que ces papiers étaient rangés avec des descriptions techniques de flash pour les excès de vitesse.

Plus fondamentalement, pour reprendre les mots de Jean-Marc Berlière, faire l’histoire orale de la police permet de retranscrire « l’atmosphère d’un service, les rivalités de personnes, les mentalités, les milles pratiques des métiers, les personnalités, un esprit de corps, une sensibilité, une culture professionnelle, une langue, des habitudes, dont, jamais, aucune archive écrite ne témoignera ». Être policier, cela ne s’apprend pas dans les livres, il en va de même pour écrire son histoire contemporaine.

  1. Hubert Deschamps, Le processus de féminisation de la police communale en Belgique (1953-2001), Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2017 [mémoire de maitrise en histoire], disponible en ligne.[]
  2. Les archives de la ville et du CPAS conservent des archives nombreuses en matière policière. Si celles-ci ne sont pas toujours inventoriées et rend leur utilisation difficile, cette masse justifiait le choix de cette commune comme terrain d’enquête[]
  3. René Lévy et Jean-Marc Berlière, « Mémoire orale, récits de vie et sciences sociales », in René Lévy et Jean-Marc Berlière (dir.), Le témoin, le sociologue et l’historien : Quand des policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Editions, 2010, p.17.[]
  4. Geneviève Pruvost, « Quand les “battantes” se racontent : récit de vie et portrait médiatique des femmes dans la police », in René Lévy et Jean-Marc Berlière (dir.), Le témoin, le sociologue et l’historien : Quand des policiers se mettent à table, Paris, Nouveau Monde Editions, 2010, p. 92‑93.[]
  5. Propos tenus par une policière interrogée[]
  6. Donald A.. Ritchie, Faire l'histoire orale: un guide pratiquee, Oxford, Oxford university Press, 2003, p. 91.[]
  7. Thierry Delplancq, « La police de la Louvière et le commissaire Lorent. Quand la Roche tarpéienne côtoie le Capitole », in Jonas Campion (dir.), Organisateur, innover, agir. Réformer et adapter les polices en Belgique (18e-21e siècles), Louvain,-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2017, p. 115-130.[]

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