De l’examen de la gendarmerie en guerre au révélateur des réalités professionnelles de 1930 à 1950.

Dès septembre 1944, des procédures d’épuration administrative ont vu le jour au sein de la gendarmerie belge. Complémentaires à la répression judiciaire de la collaboration avec les Allemands, elles avaient pour but d’examiner les comportements individuels posés par les gendarmes en territoires occupés au regard de la discipline et des valeurs professionnelles attendues de leur part. Elles avaient également pour but d’instruite le cas de certaines catégories de personnels, ayant par exemple occupé telle ou telle fonction durant le conflit. L’épuration est menée par un ensemble de commissions internes qui traitent les dossiers selon le grade et l’affectation géographique des gendarmes poursuivis, par un service central du ministère de la Défense en charge de l’instruction des dossiers et par le ministre qui décide ou non de sanctionner le gendarme poursuivi au regard des faits qui lui sont reprochés. Entre 1944 et le début des années 1950, ce sont environ 35% des officiers et 10% des sous-officiers en poste en 1940 qui furent soumis à enquête1.

1. Comprendre un processus disciplinaire dans un contexte exceptionnel

Les procédures d’épuration administrative ont donné lieu à la constitution de dossiers d’enquête et de suivi des affaires. En accord avec une circulaire ministérielle de 1947, ceux-ci sont conservés au sein des dossiers individuels des militaires poursuivis2. Ces dossiers d’épuration sont particulièrement intéressants pour l’historien de la gendarmerie durant la guerre. D’abord, avec d’infinies précautions critiques – nous sommes dans un contexte à la fois accusateur et de défense ou de justification des comportements posés durant le conflit –, ils permettent d’appréhender les pratiques policières de l’Occupation à l’échelle la plus locale et la plus quotidienne, les faits reprochés a posteriori et les difficultés que rencontre la gendarmerie à la Libération. On y voit la difficulté de juguler une violence en hausse, entre criminalité ordinaire et faits de résistances, la question de la répression des fraudes au ravitaillement, entre fraudes de survie et celle organisée par des gros trafiquants. On y observe la présence ou l’absence des Allemands et des militants d’ordre nouveau. Ces dossiers sont aussi de très bons révélateurs des réformes menées au sein du corps entre 1940 et 1944. Enfin, ces dossiers montrent ce qui est considéré comme problématique après la Libération – dans un contexte neuf, de vengeance ou tout comportement est lu au prisme de la collaboration – , par rapport aux actions des gendarmes durant l’Occupation. Ensuite, les dossiers montrent le fonctionnement concret des structures épuratoires. On y voit le travail des commissions, le rôle du service des enquêtes, les lieux d’achoppement et de régulation des procédures. Les dossiers complètent ainsi les archives administratives de la Défense, qui contiennent des dossiers et circulaires sur l’organisation, le fonctionnement et les difficultés de l’appareil épuratoire en son sein3. Chaque dossier comprend des documents identiques et sa structure est fort proche d’un dossier judiciaire : rapport d’instruction du Service des enquêtes, pièces en appui à charge et à décharge, auditions de témoins, rapports de défense, rapports d’audition ou de passage devant la commission d’avis, décision du ministre, correspondances multiples. Si des procédures d’appel ont été initiées, on y retrouve également des traces. On y lit les stratégies des acteurs impliquées, la création progressive d’une jurisprudence par les instances épuratoires. Il faut également être particulièrement attentif au comportement des gendarmes incriminés, tel qu’il ressort de ces archives. Ceux-ci ont tendance à s’affranchir de plus en plus des règles hiérarchiques et administratives en vigueur, pour devenir, au fur et à mesure que les sanctions les touchent ou qu’on refuse de réexaminer leur cas, des individus à la marge, situés hors des corps tant par la sanction disciplinaire que par leur comportement insistant4.

2. Éclairer la quotidienneté du gendarme

Bien plus que la seule collaboration, ces affaires témoignent des relations, conflits et tensions entre les gendarmes, leurs familles et la population belge depuis le début des années trente jusqu’à la fin des années quarante. En effet, loin de se cantonner au seul examen des faits relatifs à la guerre, l’épuration, par les multiples témoignages à charge et à décharge qu’elle entraîne, illustre les dysfonctionnements et inimités quotidiennes autour du corps sur la longue durée. Ces dossiers se caractérisent, sous certains abords, par une prise de parole libre de la part des tous les gendarmes permettant de pénétrer un espace habituellement feutré ou dont les sources ne rendent que partiellement compte. On voit apparaître la vie quotidienne dans les casernes ou la promotion du modèle familial des gendarmes. Celle-ci démontre l’importance alors portée à l’autorité paternelle et maritale. Les dossiers montrent encore les enjeux de la solde, du logement de fonction, des difficultés de (sur)vie pour ces hommes aux revenus menacés par les sanctions. Au plan professionnel, on peut y lire des arguments pointillistes permettant de comprendre l’autorité, l’obéissance aux ordres reçus, l’efficacité dans l’exercice des missions ou le rapport à la violence légitime. Surtout, on voit le gendarme évoluer dans son milieu et sa sociabilité. D’une part, on n’hésite pas à dénoncer collègues, sous-ordres ou supérieurs, et à s’affranchir de l’usage hiérarchique traditionnel. D’autre part, une fois accusé, les gendarmes font flèche de tout bois pour faire valoir leur défense. Leur parole se libère, sort des cadres et du langage habituellement trouvé dans des correspondances professionnelles. Aux mémoires remis aux commissions, se rajoutent de nombreuses interventions de dignitaires et hommes politiques. Les dossiers épuratoires révèlent alors la richesse des relations et enjeux de pouvoir qui impliquent la gendarmerie, avec des différences entre gendarmes urbains ou ceux qui sont en poste dans des régions plus rurales. En conclusion, les dossiers épuratoires sont des archives très riches, mais d’un maniement parfois difficile. Le chercheur n’oubliera jamais, en consultant un dossier, qu’il s’agit d’abord et avant tout de dossiers témoignant d’un processus disciplinaire dont l’ampleur et la durée sont inédites dans l’histoire policière du pays. Les pièces sont alors à resituer dans le temps de l’affaire d’une part, dans les stratégies et intérêts de ses acteurs de l’autre. Ces précautions critiques énoncées, on a la possibilité d’étudier par ce biais de nombreux volets de l’histoire du corps. Non seulement le comportement de ses agents face au choc et aux dilemmes de l’Occupation, mais également une histoire sociale, interne, quotidienne du métier dans la Belgique de la fin de l’entre-deux-guerres à la veille de la Question royale.

  1. Sur la question, nous renvoyons à Jonas Campion, Les gendarmeries belge, française et néerlandaise à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, André Versaille, 2011.[]
  2. Ministre de la Défense à l’Adjudant-Général, 22.05.1947 (Evere, SGRS-archives, Cabinet du ministre, 1947, CD 0.26, Organismes provisoires à la disposition du MDN. Généralités). Les lieux de conservation de ces dossiers personnels, varient selon le grade et la date de naissance: on en retrouve aux AGR, à la police fédérale ou pour les officiers, aux archives de la Défense (SGRS-archives et Musée de l’Armée). Sur ce sujet, lire Arnaud Charon, Inventaire des archives de la police fédérale. Service historique. Dossiers personnels et documentation concernant les gendarmes 1870-1990, Bruxelles, AGR, 2021.[]
  3. Archives à consulter au sein du fonds suivant, Evere, SGRS-les archives, Cabinet du ministrepour les années 1945 à 1951.[]
  4. Jonas Campion, “D’une politique institutionnelle aux destins individuels. Le temps long de l’épuration de la gendarmerie belge après la Seconde Guerre mondiale”, in Histoire & mesure, vol. 29, n.2, 2014, pp. 65-84, disponibleici.[]

Share this post