Introduction

Il y a quelques mois, un ancien fonctionnaire, rencontré dans le cadre associatif relatif à l’étude de la police belge, m’a contacté pour me dire qu’il déménageait. Dans ce cadre, il me laissait le choix de pouvoir récupérer des cartons d’archives privées (et j’insiste évidemment sur ce point) et de documentation qu’il avait accumulé au cours de sa vie et de sa carrière (menée notamment à la région bruxelloise, au ministère de l’Intérieur, au sein du Secrétariat permanent à la politique de prévention), au-lieu de les mettre au rebut. L’opération a pu être menée dans le cadre du centre de documentation du Centre d’histoire du droit et de la justice de l’UCLouvain. C’est un ensemble de plus 50 cartons « en vrac » qui a été récolté. Depuis, lorsque j’ai le temps, je me plonge avec délectation dans ces dossiers (#vendrediarchives), sur base d’un relevé sommaire réalisé par un étudiant. Premier constat, les documents conservés sont récents : ils datent majoritairement des décennies 80’, 90’ et du début des années 2000. Ils répondent donc à une de mes préoccupations scientifiques du moment, qui est de mener une histoire « immédiate » des politiques de sécurité, permettant notamment de revenir en historien sur un moment de crise de l’insécurité publique face à laquelle des dynamiques inédites de prévention ont été établies, impliquant d’autres acteurs que les cercles policiers ou judiciaires (c’est notamment ce que la criminologue Sybille Smeets a appelé les « nouveaux acteurs locaux de la sécurité publique »). Second constat, la typologie des documents est plurielle, tout comme leur provenance : notes manuscrites, correspondances, copies de rapports, discours, copies de documents administratifs, publications diverses, coupures et dossiers de presse.

Des cartons en pagaille, aux titres évocateurs!

Ces deux constats sont au cœur de la réflexion que je mène sur cet ensemble documentaire : comment le caractériser d’une part, qu’en faire de l’autre ? Il est évident que les niveaux de lecture de cet ensemble sont multiples. Comme tout fonds d’archives privées, de tels documents témoignent à la fois du parcours (professionnel, intellectuel et relationnel) d’un homme, mais aussi des fonctions qu’il a exercées et des institutions au sein desquelles il a servi. Ce faisant, c’est une ouverture sur l’ensemble de l’action publique en matière d’exercice de la sécurité qu’il est possible d’envisager.

Mettre en œuvre la sécurité ?

Ces niveaux sont indissociables et en les articulant, ils ouvrent à une réflexion sur la fabrique de l’action publique en Belgique. On part d’abord de l’individu, créateur d’archives : outre les étapes de sa carrière, on y retrouve ses engagements (notamment politiques, au niveau local et un temps, dans un appareil de parti politique avec lequel des liens étroits ont été constamment maintenus) et on y distingue ses intérêts, ses priorité (notamment les expériences et influences « internationales » et « étrangères » qui lui parlent en matière de sécurité – ah la situation québécoise, tellement enviée !). En filigrane, apparaissent des réseaux de sociabilités autour de notre fonctionnaire : qui rencontre-t-il ? Quels lieux fréquente-il ? On distingue ensuite son intégration dans l’appareil administratif de l’exercice de la sécurité : du fait de la période considérée, c’est un appareil en transition qui apparaît. La Belgique se fédéralise, de nouvelles institutions sont mises sur pieds, comme le Secrétariat permanent à la politique de prévention. Il doit se faire une place dans le « système », et réussir à y faire valoir à la fois sa légitimité, son expertise et sa vision de l’exercice de l’ordre public – ce qui ne va pas sans mal. La diversité des documents conservés témoigne à la fois du discours officiel et des difficultés et concurrences qui peuvent survenir autour de cet organe. Elle donne également à voir des bribes du fonctionnement interne et des pratiques quotidiennes de l’institution, notamment autour des questions d’actualité ou de gestion de l’information. De par la personnalité et le parcours de son créateur, ce fonds documentaire est enfin le reflet et le témoin d’une politique plus globale, faisant intervenir les gouvernements, la police, la Justice, les communes. Le chercheur illustre ainsi, concrètement le concept de « système » non seulement policier, mais d’exercice des fonctions sécuritaires, en tant que réalité mouvante, évolutive en perpétuelle redéfinition entre ces acteurs.

En définitive, la richesse du fonds ne fait pas de doute : elle offre une possibilité rare et cohérente pour l’historien des polices/de la sécurité en Belgique d’aborder son objet d’étude sous l’angle individuel, institutionnel et politique. De souligner combien l’exercice de ces fonctions régaliennes est affaire d’individus, de réseaux, des logiques idéologiques. De montrer comment enjeux électoraux, idéologiques, professionnels et sociaux s’y additionnent. De pouvoir aborder, sur la longue durée, la situation de la fin du 20e siècle pour en démontrer les spécificités mais aussi les permanences… Last but not least, elle montre comment la sécurité publique n’est plus seulement une affaire de « pratique » et « d’expérience » de ses acteurs traditionnels (c’est-à-dire les policiers, quel que soit leur uniforme/corps d’origine) mais devient de plus en plus une affaire d’experts, de groupes de pression, d’académiques : au savoir-faire traditionnel dans ce domaine, il faut maintenant rajouter l’importance du savoir, de la connaissance et de leurs légitimations. Le fonds regroupe ainsi une collection importante de rapports, études, analyses, travaux universitaires écrits ou publiés depuis 1980. C’est à la fois un accès rare à une documentation souvent éparpillée et une piste supplémentaire de recherche, pour comprendre la chronologie, la circulation et l’addition de ce savoir mi expert, mi scientifique.

Et maintenant, que vais-je faire (et comment vais-je le faire) ?

C’est la question… dont la réponse dépend d’une série de précautions critiques qui ne sont en (presque) rien spécifiques à l’histoire de l’ordre. Il faut bien sûr s’interroger sur la cohérence et la complétude de ces documents, pour les utiliser de manière « indépendante » à d’autres fonds. La difficulté est que, au vu du caractère ultra-contemporain de ces documents, l’accès à des fonds complémentaires reste encore restreint. Il faut surtout comprendre les logiques sous-jacentes à la constitution de cette masse documentaire pour pouvoir l’exploiter, en comprendre les limites, le caractère représentatif et les éléments exceptionnels. Pour m’aider dans cette démarche, j’ai choisi l’option de l’histoire orale, en ayant avec ce fonctionnaire un long entretien semi-directif sur sa carrière, son métier, son parcours. Je ne vous surprendrai pas en soulignant que la conjonction des deux sources se révèle tout à fait pertinente dans la construction d’une démarche historienne pour comprendre l’homme, ses fonctions, son institution ! Enfin, il faut également penser à l’après et à la structure la plus adéquate pour la conservation de l’ensemble documentaire. On le voit, le chantier autour de cette « surprise archivistique » est vaste mais bien ouvert… Si la publication qui découle de son exploitation n’est pas pour demain (aaah les trop nombreux chantiers en cours), elle s’annonce riche, ne serait-ce que par les questionnements épistémologiques que la situation m’impose.

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