Introduction

Si l’on fouillait les appartements d’un mordu de chasse, d’un collectionneur de timbres ou même d’un scientifique en herbe, on ne serait pas surpris de trouver une panoplie de périodiques traitant de son hobby préféré. Les policiers québécois eurent aussi accès à une revue concernant leur quotidien de 1971 à 1993. La Revue de la Sûreté du Québec, renommée Sûreté en 1982, était distribuée aux différents corps policiers tant provinciaux que municipaux de la province. Elle était aussi envoyée à certains corps de police étrangers aux États-Unis et en Europe. La revue était aussi envoyée à des établissements scolaires québécois et à différentes bibliothèques publiques. L’abonnement au périodique gratuit permettait de recevoir cette publication mensuelle.

Au fil des numéros, la revue s’est réinventée tant dans sa forme que dans les sujets traités. Cependant, chaque parution demeure tributaire du contexte et des grandes orientations de la police provinciale de l’époque. Ces pages ont donc le potentiel de révéler au lecteur contemporain les grands enjeux et les crises qui ont façonné la police au Québec telle qu’on la connait aujourd’hui.

La police au Canada est divisée en trois paliers principaux. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) est la police fédérale. Elle maintient en outre une présence – pour des missions spécialisées- dans toutes les provinces. Elle fait aussi office de police généraliste dans certaines provinces du pays. L’Ontario, le Québec, Terre-Neuve et le Labrador possèdent leur propre corps de police provinciale1. Dans le cas du Québec, il s’agit de la Sûreté du Québec (SQ) fondée en 1870 sous le nom de Police provinciale du Québec2. Certaines municipalités sont aussi dotées d’un service de police qui a la tâche du maintien de l’ordre au niveau local. Les réserves autochtones sont aussi desservies par des corps de police régionaux. En ce qui a trait au milieu carcéral, les prisons provinciales servent à détenir des criminels incarcérés pour deux ans moins un jour, tandis que les pénitenciers sont sous juridiction fédérale et servent à détenir des criminels purgeant des peines plus longues.

La Revue de la Sûreté du Québec : anatomie d’un outil de communication et d’information

Table des matières du numéro 3 du 1e volume de la revue du mois de mars 1983, avec un dossier consacré aux sectes religieuses

Les revues ont été répertoriées et cataloguées par Marc-André Béland dans le cadre de son travail pour la Chaire de recherche UQTR en histoire transnationale de la Sécurité publique3. Chaque article est classé au sein d’une base de données de la chaire en fonction de son auteur et des thématiques abordées : le résultat de ce travail sera sous peu accessible en ligne à tous les chercheurs sur le portail Espace-CIEQ.

Les numéros traitent généralement d’un sujet thématique et la plupart des articles s’y rattachent de près ou de loin. Par exemple, certaines revues dédient une part importante de leurs articles aux victimes de violence sexuelle, à la protection de la jeunesse ou même aux sectes religieuses. Les articles servent à vulgariser les nouvelles méthodes mises de l’avant par l’état-major pour les policiers, à saluer les bons coups de certains d’entre eux et à encourager certains comportements comme l’entrainement physique ou la courtoisie envers les citoyens. Certains articles fournissent également des conseils pour l’utilisation d’ordinateurs ou les grandes lignes de nouvelles tactiques adoptées. D’autres permettent de mieux comprendre le travail de départements spécialisés, comme la police scientifique, afin d’encourager un meilleur travail d’équipe entre policiers et détectives. La revue permet donc de voir les valeurs de la SQ et l’image qu’elle désirait cultiver dans un contexte de modernisation revendiquée, tant au niveau des outils que des techniques employées sur le terrain.

Les collaborateurs sont majoritairement des policiers, mais le personnel civil de la SQ et des avocats figurent régulièrement parmi les auteurs invités. Bon nombre de revues se terminent aussi par une section plus ludique comprenant une page des sports et une section « glanures » où les policiers peuvent partager des blagues ou des anecdotes. L’humour contribue à créer un sentiment de camaraderie à l’interne. Cependant, présenter un côté moins sérieux de la police sert aussi à améliorer l’image de l’institution. En effet, la satire peut servir à donner une image plus avenante de la police et renforcer son lien de confiance vis-à-vis de la population. Avant l’entrée des femmes dans la police en 1975, une section féminine à l’intention notamment des épouses des policiers figure aussi dans plusieurs périodiques. Le comité féminin continue d’exister et d’organiser des activités avec les épouses et le personnel féminin même après 1975, mais ses publications dans la revue sont moins régulières.

Couverture du n° 5 du mois de juin 1986 de la revue

On peut affirmer sans trop d’hésitation que de telles sections servent à favoriser le développement d’un esprit de corps entre les différents policiers de la province. Il faut noter que le territoire québécois est géographiquement étendu, d’où cette nécessité de tisser des liens et de partager un vécu. En incluant aussi les familles des policiers dans les activités de la revue, une communauté se crée autour des différents postes de police. Cette situation ne va pas sans rappeler la vie sur une base militaire. Bien que le public cible soit les policiers provinciaux, la collaboration entre la SQ et les corps de police municipaux est mise de l’avant. Ce cercle n’était donc pas limité aux policiers de la SQ, mais plutôt à tous les policiers.

Perspective historique

Ce n’est pas un hasard que la revue a vu le jour sous le directeur général Maurice Saint-Pierre4 au tournant des années 1970. La police provinciale n’a pas échappé aux changements occasionnés par la « Révolution tranquille »5 et connait une période de restructuration. La SQ doit se détacher de son image de police politique héritée de la Grande Noirceur6. En effet, sous l’égide du premier ministre Maurice Duplessis, la SQ était connue pour sa violente répression des mouvements ouvriers. Depuis les années 1960, le désir de dépolitiser la SQ est bien présent. Le message que la police provinciale veut envoyer est clair : la Sûreté du Québec n’est plus la police de l’état, mais bien celle des citoyens. La revue s’inscrit donc dans un contexte de modernisation du corps policier dans le but de redorer son blason à l’échelle nationale. Ce désir de modernisation s’incarne également dans la fondation de l’Institut de Police du Québec et de la Commission de Police du Québec en 1968. On constate donc une volonté certaine de professionnaliser la police au Québec et la Revue de la Sûreté du Québec est tributaire de ce mouvement. À cette époque, la SQ s’intéresse également à ce qui se fait ailleurs. La revue comprend occasionnellement des articles calqués sur ceux de revues de police américaine. De plus, des correspondants sont parfois envoyés à l’étranger dans le but de dialoguer avec d’autres services de police.

Lire entre les lignes

Cependant, jamais la revue ne fait état directement des crises traversées par la police. La première parution du périodique a lieu à quelques mois de la crise d’Octobre7 et à quelques semaines de l’arrestation des frères Rose8, on ne fait pas état de cet épisode controversé de la police québécoise. On présente les remerciements du ministre de la Justice sans vraiment faire un retour sur Octobre. Un autre exemple, en 1990, on honore le Caporal Marcel Lemay mort pendant la crise d’Oka9. Encore une fois, aucun retour sur les évènements eux-mêmes n’est fait.

Sans grande surprise, le comité de rédaction préfère présenter le positif. Par exemple, en 1975, un numéro entier est dédié aux femmes. Rappelons que ce numéro parait à l’aube de l’assermentation de Nicole Juteau10, la première policière de la SQ. En 1976, on parle des préparatifs en lien avec les Jeux olympiques de Montréal et le bon déroulement de ces derniers.

L’état-major effectue aussi un retour, en détail ou non tout dépendant des années, sur les résultats de la SQ. Ce retour fréquent sur les statistiques de son activité mène souvent au même constat : la SQ fait un travail exceptionnel malgré des ressources toujours limitées et une hausse de la criminalité. Bien entendu, on peut prendre cette affirmation avec un grain de sel. La revue sert à se positionner favorablement dans l’opinion publique. Elle permet ainsi à la police de justifier ses actions envers les citoyens, l’état-major et le politique.

Cependant, au tournant des années 1980, on constate bel et bien une baisse des ressources de la SQ. La revue aussi pâtit de coupures financières et vers la seconde moitié des années 1980, les numéros se font plus espacés et contenant moins d’articles jusqu’à la parution du dernier numéro. Certains articles traitent des défis à relever au niveau financier, affirmant que les policiers du futur devront faire plus avec moins. C’est aussi à cette époque que s’essouffle l’élan de social-démocratie qui résulte de la Révolution tranquille et où la province se tourne vers le néolibéralisme.

On peut donc comprendre que la revue permet à la SQ d’écrire son propre narratif en ce qui a trait à son histoire et ses opérations. Il s’agit fondamentalement d’un outil d’autoreprésentation, donc on présente une SQ moderne et efficace. Par contre, on doit aussi justifier les changements opérés dans l’organisation et les requêtes de budgets additionnels. Si tout fonctionne parfaitement, pourquoi changer une recette gagnante? Cela fait en sorte que le corps de police semble perpétuellement sous-financé, mais capable de faire face à toutes menaces. La criminalité est toujours en hausse, mais la société est aussi de plus en plus sûre grâce à la SQ. Ces discours paradoxaux révèlent un aspect important de la revue, c’est-à-dire son usage comme instrument de légitimation tant interne qu’externe. En effet, ces représentations créées à l’interne par les différents collaborateurs permettent de justifier l’existence continue de l’institution pour ses membres et pour les observateurs de son action.

Conclusion

L’étude de journaux de police offre plusieurs possibilités pour un chercheur. D’une part, on peut se pencher les articles individuellement pour en apprendre plus spécifiquement sur un sujet donné. D’autre part, on peut aussi prendre un peu de recul et en apprendre plus sur l’institution au sens large. Il faut cependant se rappeler qu’on est toujours confronté à un discours institutionnel. Par conséquent, on peut en apprendre autant par les non-dits que les discours plus explicites11. Les textes sont écrits dans un format facilement compréhensible pour un policier pressé. Les sujets ne sont pas nécessairement traités de manière approfondie, mais on en apprend beaucoup sur la culture institutionnelle. La Revue de la Sûreté du Québec ne fait pas exception à cette règle et s’impose comme un outil intéressant pour quiconque veut comprendre comment a évolué la police provinciale du Québec dans une période charnière de l’histoire québécoise.

Médiagraphie


  1. Les polices au Canada : entre autonomie locale et réalités fédérales[]
  2. Sur les débuts de cette police, lire Jean-François Leclerc, « La Sûreté du Québec des origines à nos jours : quelques repères historiques », Criminologie, vol. 22, n. 2, 1989, pp. 107-127, https://doi.org/10.7202/017284ar.[]
  3. Disponible en ligne.[]
  4. https://www.patrimoine.sq.gouv.qc.ca/Evenement/Maurice-St-Pierre-devient-directeur-general-de-la-Surete-du-Quebec-0022.[]
  5. The Canadian Encyclopedia, “Révolution tranquille”, disponible en ligne via https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/revolution-tranquille[]
  6. The Canadian Encyclopedia, “Grande Noirceur”, disponible en ligne via https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/grande-noirceur[]
  7. The Canadian Encyclopedia, “Crise d’Octobre”, disponible en ligne via https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/crise-doctobre[]
  8. The Canadian Encyclopedia, “Paul Rose”, disponible en ligne via https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/paul-rose[]
  9. The Canadian Encyclopedia, “Crise d’Oka”, disponible en ligne via https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/la-crise-doka-1[]
  10. https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=28807&type=pge[]
  11. Il faut noter que la revue n’est pas particulièrement claire sur comment elle fonctionne à l’interne : comment travaille le comité de rédaction, qui est responsable de la relecture et de l’approbation des articles, etc.[]

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