Par Marc-André Béland et Gabriel Ferland
Candidats à la maitrise, CIEQ-UQTR
Les présentations faites lors de l’atelier Regards croisés pour une histoire de la matérialité policière (Québec-Belgique) 1 ont soulevé plusieurs questions et ont suscité des discussions stimulantes. Dans le but de poursuivre cette réflexion, nous proposons une synthèse des interventions en présentant les tendances communes et des pistes de recherches que nous croyons pertinentes. Notre démarche, qui se veut prospective, s’articule autour de deux dimensions complémentaires. D’une part, notre article se divise en fonction de trois niveaux d’analyse de cette notion de matérialité2. Prise au premier degré, la matérialité policière s’analyse de manière physique, tangible et concrète ; au second degré, la matérialité devient plus figurative et l’analyse se cadre sur la symbolique et les représentations ; en arrivant au troisième degré, la matérialité est comprise dans toute sa complexité et elle permet d’étudier des processus historiques à partir de problématiques nouvelles D’autre part, la synthèse que nous proposons doit se voir comme un exercice de réflexion à partir duquel — nous l’espérons — les discussions pourront se poursuivre et alimenter la recherche. Dans cette optique, une seconde dimension concerne un élément qui n’a pas été approfondie lors de l’atelier : il s’agit de la perspective comparative, entre le Québec et la Belgique, en vue de dépasser seule juxtaposition de présentations. Pour montrer l’intérêt de cette perspective dans l’étude historique de la matérialité policière, nous développ(er)ons certains points spécifiques de l’aspect comparatif en parallèle.

1. Caractérisation et objectivation de la matérialité policière : regards historiens sur les objets de la police

En prenant pour objet d’étude la matérialité policière, l’historien se retrouve à la frontière de la discipline historique et de la discipline archéologique (étudier les objets du passé dans leur contexte). Or, bien que ces dernières soient proches, le croisement des sources et les méthodes d’analyses qui leur sont propres produisent inévitablement des points de fuite qui les distingue. De fait, étudier les objets policiers en eux-mêmes dans une perspective historienne exige d’abord et avant tout une caractérisation et une objectivation de cette « matérialité policière ». Cette opération implique donc forcément une critique de la source, mais également une analyse descriptive de l’objet. De manière plus ou moins approfondie, ce genre d’analyse se retrouve ainsi à la base de toutes études sur l’histoire des matérialités (policières ou non) et constitue un premier point de départ pour une grande variété de problématiques et d’approches originales.

1.1.Les sources de la matérialité policières : une question de conservation et de croisement

En histoire, le chercheur est toujours tributaire des sources à sa disposition. Dans une logique d’étude matérielle, deux solutions s’offrent à lui : soit partir des objets directement, soit chercher leurs traces dans d’autres sources. Or, toutes les sources ne présentent pas les mêmes enjeux de conservation et il est nécessaire d’en tenir compte. Envisageons d’abord une perspective documentaire. Parfois — voire trop souvent, le manque de ressources des services d’archives et les contraintes d’espace forcent les archivistes à élaguer certains fonds. Or les documents « techniques » ou gardant trace des objets (notices techniques, dossiers d’achats, modes d’emploi) ne sont pas nécessairement en tête des priorités de conservation. Dans d’autres cas, les corpus sont constitués postérieurement au contexte de production des archives ; c’est le cas des sources utilisées par Xavier Rousseaux et Vincent Mazy, des dossiers documentaires sur les casernes des brigades de la gendarmerie belge, qui ont été constitués à partir de documents variés par un centre d’histoire et de tradition de l’institution. Du point de vue des objets, comme l’a rappelé David Somer dans sa conclusion, leur conservation dépend également de la durabilité même des matériaux et des contraintes liées à leur contexte d’utilisation ; par exemple, tout ce qui concerne les usages d’objets non officiels — ou « système D » mis en place par les policiers dans l’exercice de leurs fonctions, tandis que d’autres ne sont que des consommables dont la conservation n’a longtemps pas été une priorité. Alors, comment devons-nous composer avec les inégalités et les lacunes dans la conservation des sources matérielles ? Ce n’est qu’avec le croisement des sources — et un peu de créativité — que l’historien peut créer son propre « système D » et ainsi parvenir à contourner les problèmes de conservation. Par exemple, David Somer mentionne la pertinence des photographies et des témoignages (écrits et oraux) pour étudier l’histoire de la matérialité policière. Ces sources peuvent ensuite être croisées avec des archives administratives, des articles de presse et des revues officielles ou officieuses. Enfin, un élément important qui a été soulevé lors des discussions est celui de l’importance des budgets dans l’étude de la matérialité policière. Effectivement, en accédant aux dépenses de la police, il devient possible de déceler la trace d’objets n’ayant probablement pas été conservés, mais également des traces de tout ce qui concerne l’administration de la police. Par exemple, nous pourrions étudier grâce à ces données, la place du personnel de bureau dans le quotidien de la police, ou bien l’évolution des dépenses de la police. Enfin, en termes de traces, le patrimoine bâti est certainement l’un des aspects de la matérialité policière le plus susceptible de laisser une marque sur le territoire et, avec les bons outils, cela peut nous aider à mieux comprendre l’évolution de la pratique policière.

1.2. Deux revues avec un objectif en commun : Polices belges et québécoises dans la cité

Les revues policières sont des exemples intéressants pour illustrer ces questions documentaires. Prenons le cas de la Revue belge de police administrative et judiciaire (RBPAJ) et celui de la revue de la Sûreté du Québec (Sûreté). Quels sont les éléments qui permettent de distinguer ou de rapprocher ces revues policières et qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur leurs contextes d’édition respectifs ? De fait, ces deux revues sont de véritables exercices de relation publique qui — si utilisées comme sources premières ou comme objets d’étude — peuvent permettre aux historiens de répondre à bien d’autres questions. Dans la présentation de François Welter, la RBPAJ est citée comme source pour illustrer l’un des traits caractéristiques de la Police judiciaire belge qui est le service du renseignement. Grâce à cette revue, nous apprenons comment, en 1935, la police judiciaire de Bruxelles tente de se valoriser en présentant sa grande capacité à recueillir et à traiter de l’information. Pour illustrer les arguments évoqués par la police judiciaire pour démontrer son importance, Welter cite un témoignage dans lequel nous apprenons qu’elle a ouvert plus de 300 000 dossiers depuis sa création, qu’elle détient des millions de fiches de criminels (nationaux et internationaux) et que le tirage journalier du Bulletin central de signalement (BCS). Ce dernier élément nous permet de faire un parallèle avec le Centre de Renseignements policiers du Québec (CRPQ) qui est présenté dans la revue québécoise. La comparaison systématique de plusieurs revues policières provenant de lieux et d’époques différentes offre certainement des perspectives de recherche jusqu’à présent peu explorées. Au-delà de la seule question de la matérialité, il est également possible de comparer les formes de publication de plusieurs revues (nombre de tirages, persistance dans le temps, publics visés, composition des comités de rédaction, revue officielle ou officieuse, etc.), ou bien d’analyser l’évolution d’une seule revue à travers le temps. De plus, en fonction du type de revue étudiée (interne à l’institution, ou externe pour un public plus large), les objectifs des publications ne seront pas les mêmes ; une revue destinée aux policiers cherchera à leur communiquer de l’information pratique ou à leur faire des rappels, tandis qu’une revue grand public sera plutôt orientée vers le maintien d’une bonne image institutionnelle et elle cherchera à convaincre les citoyens de la pertinence des actions de la police. Quel que soit le public qu’elles visent, ces revues constituent de précieuses sources pour s’interroger à propos du matériel des polices, ou de leurs modes de fonctionnement. Par exemple, dès 1974, la revue Sûreté consacre plusieurs articles à la mise en place du CRPQ. Comme pour la police judiciaire de Bruxelles en 1935, le service de communication de la Sûreté du Québec (SQ) cherche à démontrer sa capacité de renseignement au public (policiers inclus). Ainsi, la SQ veut témoigner de la modernité de son institution qui parvient à s’adapter « aux besoins nouveaux de la société nouvelle3». Cette opération de relation publique prend tout son sens lorsqu’on la replace dans le contexte de profonde réorganisation que connaît l’institution policière québécoise dans les années 1960-19704. Dans les deux revues, on distingue plusieurs niveaux de lecture : un message contemporain sur les représentations des polices d’une part, mais aussi de nombreuses informations sur leur fonctionnement et équipement que l’historien se doit de réinterroger.

1.3.La pertinence des SIG pour étudier la matérialité policière et cartographier l’évolution des lieux de la police

Lors de la présentation sur les casernes de la gendarmerie belge dans le Brabant, Vincent Mazy est passé très rapidement sur l’outil SIG Geopunt vlaanderen5 et nous aimerions prendre le temps d’en discuter. L’utilisation d’outils SIG6 n’est plus seulement réservée à quelques disciplines comme la géomatique ou la géographie, mais est de plus en plus courante en recherche historique7. Cela dit, de quelles manières ce genre d’outil peut-il être employé dans l’analyse descriptive de la matérialité policière et des lieux de la police ? Pour lancer la discussion, nous proposons quelques pistes d’analyses qui pourraient être intéressantes. Dans une approche comparative entre le Québec et la Belgique, il serait intéressant d’analyser les différences géographiques dans la répartition des lieux de la police comprise au sens large (casernes, postes de police, prisons, etc.). Comme Xavier Rousseaux et Vincent Mazy l’ont très bien montré, la décision d’implanter une caserne dans un lieu précis dépend de plusieurs facteurs. Nous pensons notamment aux différences entre casernes rurales et casernes urbaines, à leurs emplacements (en ville et en campagne), aux distances entre les casernes disposant de prisons de passage, aux frontières administratives et internationales, etc. Ainsi, en cumulant toutes les données que peuvent fournir les archives policières à propos des lieux qui concernent la police, il est possible d’en recréer la géographie à un moment de l’histoire, puis, d’en retracer l’évolution dans le temps. À ce niveau, les recherches sur la police et la gendarmerie belge semblent bien avancées, mais on ne peut malheureusement pas en dire autant pour le Québec. Le croisement entre des sources matérielles, des outils SIG et des archives documentaires serait grandement bénéfique à la connaissance de la matérialité (immobilière) policière belge et québécoise. D’une part, dans une perspective de cartographie historique, cela nous permettrait de mieux visualiser comment a évolué la répartition géographique des lieux de la police sur ces deux territoires. D’autre part, parce qu’une comparaison entre le Québec et la Belgique, qui ont des modèles policiers et des contextes géographiques très différents, favoriserait l’élaboration de problématiques originales. À titre d’exemple, nous pourrions analyser comment la géographie a pu influencer l’évolution du système policier; l’étendue du territoire québécois et sa faible densité de population pose certainement des problématiques spécifiques auxquelles la police belge n’a pas été confrontée et inversement.

2. Le matériel policier, un sujet hautement symbolique

Lorsqu’il est question de police, les discussions et les débats viennent souvent solliciter une réponse émotionnelle forte chez le public. Les différents corps de police sont sujets à des critiques de plus en plus fréquentes de la part de la population qu’elle est censées desservir. Les relations publiques deviennent un enjeu de taille pour la police et au-delà des simples communiqués de presses ou des actions communautaires. Certes, le matériel policier incarne l’image que la Police désire projeter en tant qu’institution de maintien de l’ordre, mais cette image reflète également – dans une certaine mesure – les attentes que le public a envers la Police. Si parfois l’intention ne se réalise pas pleinement, la réception de ces objets par le public est tout aussi intéressante et peut nous en apprendre beaucoup sur l’attitude d’une société envers la police8. De fait, l’analyse de la symbolique du matériel policier est un champ d’études fort pertinent. Pour ce second niveau d’analyse, nous discuterons donc des tensions autour de l’utilisation du bouclier (par les gendarmes belges) lors des opérations de contrôle des foules, de l’évolution des symboles auxquels s’identifient les policiers et de l’analyse de certains aspects symboliques qui sont parfois intégrés à l’architecture des bâtiments comme les casernes.

2.1. Ce que porte la police

Les symboles les plus évidents se retrouvent généralement sur les policiers eux-mêmes. Les uniformes des policiers ne sont pas conçus par hasard. Ils sont pensés de manière à permettre aux officiers l’exercice de leurs fonctions de la manière la plus optimale possible, mais ces uniformes sont quand même teintés de considérations autres qu’utilitaires. Les uniformes placent les policiers à part de la société civile et servent à développer un sentiment d’unité et un esprit de corps. Il n’est pas surprenant que cette facette de leur apparence soit soignée. La présentation de David Somer dans le cadre de la conférence fait tout de même état d’une situation particulière pour le cas des policiers judiciaires. En effet, la police judiciaire belge n’a pas d’uniforme à proprement parler. Il existe également toutes sortes de corps de police qui emploient des agents en civil. Leur apparence n’est pas moins réfléchie. Dans le cas des enquêteurs de la police belge, François Welter mentionne que ces agents ont un certain code vestimentaire à respecter afin de maintenir une image de sérieux face au public et aux magistrats avec lesquels ils interagissent9. De son côté, Somer nous apprend que la police judiciaire belge avait certains éléments qui servaient à l’identifier, comme la carte de service tricolore et la médaille de service. Cependant, le brassard a quant à lui été adopté officieusement jusqu’en 1992 où il sera finalement intégré à leur uniforme10. L’utilité du brassard servait notamment à identifier les policiers en civil lors de fusillades. Les considérations pratiques sont donc toujours présentes lorsque l’on conçoit l’uniforme des policiers, mais on peut penser que ce vêtement contribuait aussi à l’esprit de corps des policiers judiciaires. Après tout, ils avaient maintenant un marqueur pour s’identifier facilement entre eux. Cette dernière affirmation mériterait d’être creusée. On comprend néanmoins que l’étude des objets sous un angle purement symbolique soulève de nombreuses questions à approfondir dans le futur. Dans sa présentation, Élie Teicher traite aussi du bouclier employé par certains policiers. Il s’agit d’un outil de travail dont la pertinence semble évidente pour les policiers antiémeutes, car il leur permet de se protéger et de maintenir les manifestants à distance. En revanche, on peut penser à l’image que cela projette et, comme nous l’avons vue dans la présentation, l’achat de bouclier a aussi été soumis au test de la perception du public. L’état-major des gendarmes belges hésita longtemps avant d’utiliser des boucliers. Ceux-ci donneraient une image trop défensive à la police, que l’on veut plutôt proactive et rapide. Teicher mentionne également que les objets qui sont utilisés par certains corps spécifiques deviennent une source de fierté pour les membres de ce corps11. Les objets deviennent donc des symboles par lesquels l’identité policière se construit. Les symboles choisis peuvent donc nous en apprendre sur la manière dont la police se perçoit et perçoit son rôle dans la société.

2.2. Les casernes, un symbole de l’emprise géographique de la police en Belgique

Pour Xavier Rousseaux et Vincent Mazy, qui offrent un regard sur l’espace occupé par la police, les casernes représentent la manière dont la police veut — ou peut — occuper le territoire. Lorsque vient le temps d’établir une caserne, les considérations pratiques sont certes au premier plan; néanmoins, plusieurs choix très symboliques guident les policiers. Rousseaux explique qu’autrefois, en Belgique, les casernes en milieu rural reprenaient d’anciennes fermes. Cependant, avec le temps, il est possible de constater une certaine volonté de standardisation au sein des casernes de police belges. Des différences persistent toutefois entre les casernes qui abritaient des « brigades à cheval » et celles qui abritaient des « brigades à pied »12. La standardisation des bâtiments sert à présenter une image moderne et professionnelle de la police, mais elle marque également la fin des casernes de circonstances (dans des bâtiments choisis plus pour leur emplacement que pour leurs caractéristiques architecturales) et le passage vers des bâtiments pensés et conçus pour remplir la fonction de caserne. Il y a donc là un potentiel symbolique important. Il en va de même pour la question des inaugurations abordée par Vincent Mazy13. Outre le simple aspect visuel des bâtiments, les inaugurations de ces derniers sont des moments où les rites et les discours employés peuvent avoir une grande portée symbolique. On peut se demander s’il s’agissait de moments de célébrations où toute une communauté était invitée, ou plutôt des évènements sobres qui ne cherchaient pas nécessairement à attirer l’attention du public outre mesure. Bref, il s’agit là encore d’une piste de recherche intéressante.

3. Au-delà de l’objet : discours, acteurs et contextes d’utilisation

Nous l’avons bien compris, les sources et les archives de la matérialité policière peuvent être analysées — au premier et au second degré — à partir de plusieurs points de vue et à l’aide de méthodes et d’outils très variés. La contextualisation, bien qu’elle demeure souvent à l’arrière-plan, ne doit toutefois pas être négligée. Le contexte est ce qui permet d’historiciser et d’objectiver la matérialité. Dans ce troisième niveau d’analyse, nous prenons donc plus de hauteur et nous centrons la focale non pas sur les objets de la matérialité policière en eux-mêmes, mais sur leurs contextes d’utilisation. Nous cherchons donc à montrer l’importance du contexte social, politique et économique dans l’analyse de la matérialité policière. Ainsi, quel lien y a-t-il entre les discours (publics ou privés14) émis par certains acteurs de la société et le fait d’utiliser ou de ne pas utiliser des outils spécifiques ? Pourquoi certains objets et certaines normes apparaissent-ils, ou se transforment-ils, dans un contexte plutôt que dans un autre ? En soulignant cette importance des contextes sociaux et politiques, nous verrons que les discours des divers acteurs (policiers, dirigeants, société civile, etc.) révèlent une dimension qui dépasse largement le seul aspect de la matérialité. C’est notamment le cas avec l’utilisation et l’acquisition d’outils comme les gaz lacrymogènes. En outre, des objets comme les diplômes et les uniformes peuvent nous en apprendre beaucoup à propos du processus de professionnalisation de la police. Selon l’angle d’approche choisi, l’apparition d’une formation standardisée donnant au métier de policier — et l’octroi d’un diplôme qui en atteste la réussite — suggère une analyse intéressante de la place du policier dans la société, car « le diplôme sert à constituer une valeur marchande du savoir, ça permet également de faire croire à ceux qui n’ont pas le diplôme qu’ils ne sont pas en droit de savoir et qu’ils ne seraient pas capables de savoir15»; du moins, c’est ce que Michel Foucault semblait croire.

3.1. Société et matérialité : une relation d’influence

Dans sa présentation sur l’histoire du matériel policier en contexte de gestion des foules, Élie Teicher nous a bien démontré la dynamique complexe des relations entre matérialité policière et société. En outre, nous avons également pu voir que, selon le contexte social, certains objets deviennent plus sensibles que d’autres aux discours, aux enjeux de mémoire ou aux influences de certains lobbys. C’est notamment le cas des outils de gestion des foules comme les gaz lacrymogènes et le mise en service (ou non) du fusil « Anti Riot Weapon ENfield 37 » (ARWEN 37) dans la gendarmerie des années 1980. En ce qui concerne l’histoire de l’utilisation des gaz lacrymogènes16 par la gendarmerie belge17, Élie Teicher explique qu’elle n’est pas linéaire et qu’elle dépend de plusieurs facteurs. Ainsi, lorsque les gaz sont utilisés lors d’une grève en 1935, la mémoire collective des morts par asphyxie dans les tranchées est encore trop vive et un consensus de l’opinion publique force la gendarmerie belge à abandonner cet outil. Toutefois, à peine cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le contexte devient plus favorable à une utilisation des gaz à cause de leur niveau de dangerosité plus faible comparativement à l’usage des armes à feu. À la suite de cette réintroduction, on recommence à dénoncer publiquement l’usage des gaz lacrymogènes, mais le contexte — mémoriel et politique — a changé et la gendarmerie augmente l’achat de cet outil ; il faudra attendre jusqu’à une période très récente pour que son usage soit limité, mais non pas abandonné. Dans le cas de l’arme antiémeute ARWEN 37, la situation est très différente. Selon Teicher, l’attention accordée à cette arme, en 1985, dans la Revue de la gendarmerie belge révèle une étrange fascination à une époque où la confrontation de rue est très modérée en Belgique. Dans les faits, le constat de conflictualité qui transparaît dans le discours visant à promouvoir cette arme ne correspond pas avec la réalité. Devant ce genre de situation, l’historien est invité à se poser plusieurs questions. Par exemple, quelle est la part d’influence des firmes privées dans la promotion et l’achat de ce type d’équipement ? Pour Élie Teicher, la question reste ouverte et elle mériterait certainement l’attention des historiens et des historiennes qui s’intéressent à la matérialité policière. Nous sommes du même avis; d’autant plus que les archives qui permettent de s’y intéresser sont nombreuses. En ce qui concerne les archives, nous avons trois exemples concrets qui permettent d’illustrer le champ des possibles pour la recherche historique18. D’abord, sur le site web de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, nous avons trouvé la retranscription d’un débat du 10 septembre 196919 dans lequel il y a plusieurs détails à propos de l’implantation des éthylomètres. On y apprend que l’appareil est un « analyseur d’haleine Borkenstein20», qu’il coûte « environ 780 $21» et que « [l]a Sûreté provinciale en a commandé 2021». D’autres détails méritent d’être soulignés : nous apprenons qu’à cause de l’étendue du territoire couvert par la Sûreté provinciale du Québec, cette dernière serait « plus efficace avec 40 appareils22» et on justifie l’utilisation de ces appareils en mentionnant qu’ils sont déjà utilisés en Angleterre, en Allemagne, en France, en Suisse et dans plusieurs autres pays. Ensuite, pour le second exemple, nous avons utilisé l’outil Advitam de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Dans le fonds Sûreté du Québec des Archives nationales à Montréal, nous avons trouvé une boîte23qui contient des dossiers « sur l’aménagement des locaux et des immeubles de postes de la Sûreté du Québec relevant des districts de Montréal (district 6) et de la Montérégie (district 10, faisant partie avant 1998 du district de Montréal)24». Dans ces dossiers qui couvre la période 1956-1981, on y trouve notamment des informations sur les besoins d’entretien de douze postes de police, les demandes en matériel et en équipement, l’aménagement des postes, des photographies, les budgets, les ressources humaines et plus encore. Enfin, le dernier exemple illustre le genre d’informations qu’on peut retrouver à propos des armes dans les archives belges. Dans l’inventaire DSO-2 des archives de l’état-major de la gendarmerie conservées aux archives générales du Royaume (AGR), la référence portant le numéro 1994/12 contient un « Inventaire des pièces d’un dossier Ordre public – II ». Puis, on précise que « cet inventaire fourni des références à des directives et notes de corps relatives au maintien de l’ordre de 1949 à 1954, concernant par exemple les camions arroseurs, les grenades lacrymogènes, l’organisation de piquet, l’armement à emporter en service d’ordre, etc. ». Après avoir dépouillé plusieurs inventaires d’archives belges25, nous avons identifié de nombreuses autres références de ce genre.

3.2. Étudier la professionnalisation et les transformations de la Police à partir de la matérialité : quelques pistes à explorer

David Somer a pour sa part abordé la question de la vie administrative et des marqueurs de la fonction de police judiciaire. Les archives et les objets qui y sont reliés témoignent des conséquences que peuvent avoir les transformations sociales sur l’institution policière. C’est donc pour alimenter la discussion autour de ce type de sources — mais également pour faire écho à la question posée par Julien Prud’homme26— que nous avons sélectionné les diplômes et les uniformes comme traces matérielles de la professionnalisation et des transformations de la Police. Tandis que les diplômes — ou tous autres documents de formation27— nous renseignent sur les exigences d’accès à la fonction de police et sur l’usage de certains types de matériel qui nécessite des connaissances particulières (éthylomètre, cinémomètre, armes à feu, etc.); la présence, ou l’absence d’un uniforme nous renseignent plutôt sur les accessoires que le policier transporte avec lui et sur l’image que l’institution veut projeter d’elle-même. Sur le plan des conséquences du contexte social sur les transformations de l’institution policière, l’uniforme en tant que source peut être interrogé de plusieurs manières. Pour donner un exemple, dans une perspective de genre, nous pourrions nous interroger sur le lien entre l’augmentation du nombre de femmes policières et l’évolution, ou l’adaptation, de l’uniforme de police. Dans un contexte où les femmes occupent de plus en plus d’emplois non traditionnellement féminins, l’uniforme devient un révélateur de changement social qui peut nous aider à comprendre comment l’institution policière perçoit le corps des femmes à un moment de l’histoire ou, dans une perspective diachronique, qui permet d’analyser l’évolution de cette perception à travers le temps. Les diplômes et les certificats, pour leur part, témoignent des efforts de professionnalisation de la Police et peuvent être analysés comme les traces des parcours de formation des policiers, mais également comme la trace des formations reconnues par l’institution. Une perspective comparative permettrait d’élaborer des problématiques intéressantes concernant la professionnalisation des policiers belges et québécois. En effet, si les modèles policiers de la Belgique et du Québec sont aujourd’hui différents à bien des égards, l’histoire des processus de professionnalisation nous permettrait certainement de mieux comprendre ces divergences. Du côté belge, un début de réflexion est déjà présent vers le milieu du XIXe siècle pour réformer et uniformiser les polices des grandes villes comme Bruxelles, Gand, Liège et Anvers28 ; dans les campagnes, au même moment, on commence à dénoncer le faible niveau de qualification des policiers communaux29, mais, dès les années 1870 et 1880, on constate un réel intérêt pour la formation des policiers30. Au Québec, le processus est beaucoup plus tardif et hétérogène. Au niveau provincial, on commence à s’intéresser aux problèmes liés à la formation des policiers seulement à partir des années 1930, mais il faut attendre la fin des années 1960 pour qu’il y ait un véritable début de formation et de professionnalisation tant à l’échelle provinciale qu’à l’échelle municipale31. Avant cela, on recrute la plupart des policiers parmi des civils qui n’ont aucune formation de base, parmi des gens jugés fidèles aux autorités, ou physiquement costauds pour que « force puisse rester à la loi ». En somme, à l’aide de sources matérielles comme les diplômes et les uniformes, nous pourrions voir comment le contexte social a influencé la volonté politique dans l’organisation d’une police professionnelle bien formée et disposant d’un savoir de plus en plus technique. La comparaison entre la Belgique et le Québec devient d’autant plus intéressante lorsqu’on constate qu’il y a un écart de près d’un siècle entre le début de leurs processus de professionnalisation respectifs.

Conclusion

En conclusion, il ne fait aucun doute que l’étude de l’histoire de la matérialité policière offre des perspectives de recherche prometteuses et pour lesquelles les archives ne manquent pas. Les nombreuses discussions soulevées ont d’ailleurs montré que la perspective matérielle occupe déjà une certaine place dans plusieurs travaux d’histoire de la Police. Bien entendu, nous n’avons pas pu aborder tous les sujets présentés ni tous les échanges qui en ont découlé. C’est notamment le cas de l’analyse du discours qui – lorsqu’elle est mise en relation avec la matérialité – est une piste de recherche prometteuse. Des points soulevés lors des discussions permettent également de donner d’autres exemples de pistes à explorer et que nous tenons à mentionner. Une problématique intéressante a été révélé au fil des discussions; celle du corps (physique) des policiers, ou plutôt des attentes de la société et de l’institution envers les attributs physiques liés à la fonction de police. Par exemple, Jonas Campion a mentionné que les policiers étaient autrefois sélectionnés en fonction de leur grandeur et leur carrure. Avec le temps, ces facteurs ne suffisaient plus et on cherchait une police entraînée et en forme. Comme l’a également souligné Margo de Koster, il s’agit d’un enjeu bien réel, car le physique des policiers est souvent remis en cause. Un policier jugé en mauvaise forme physique peut effectivement s’attirer les railleries du public, ce qui contribue à miner l’image de la police en tant qu’institution. Nous avons également pu constater un phénomène similaire dans la Revue de la SQ. En effet, la forme physique des policiers était l’une des préoccupations abordées dans plusieurs numéros. On y valorisait le conditionnement physique des policiers tout en les mettant en garde contre la sédentarité. François Welter a pour sa part souligné le rôle du personnel de soutien (administratif ou technique) qui est généralement maintenu dans l’ombre au sein des organisations policières. Il existe certaines pistes qui pourraient servir à approfondir cette question dont la qualité est variable. Par exemple, les dossiers d’enquêtes peuvent être utiles, mais ils ne révèlent pas beaucoup d’informations sur le fonctionnement des enquêtes, donc, peu d’information sur le personnel civil qui épaule les enquêteurs. Parmi les sources envisageables, François Welter et David Somer sont d’accord pour dire que les dossiers du personnel sont une mine d’or pour quiconque désire étudier le quotidien de la police judiciaire. Ces dossiers contiennent pléthore d’éléments de la vie quotidienne et professionnelle des policiers qu’on ne retrouve pas ailleurs. Enfin, nous espérons que cet atelier suscitera l’intérêt pour la recherche et que les pistes soulignées pourront servir d’inspiration, ou de point de départ, pour les travaux de demain. Le fort potentiel de recherche qu’offre le champ de la matérialité policière est indéniable, mais il est important de souligner que la matérialité n’est pas qu’une question d’objets. Il s’agit avant tout de rendre compte des traces laissées par les hommes et les femmes qui ont soit agi au sein de l’institution policière, ou qui ont été en contact avec elle. De plus, pour l’historienne ou l’historien, étudier la matérialité policière permet de porter un regard différent sur nos sociétés et nos institutions ; avouons également que la variété de sources à mobiliser permet de faire changement des archives papier habituelles.

  1. Le 13 janvier 2023, grâce au soutien du CIEQ et des Subventions institutionnelles du CRSH, « Soutien aux chercheurs émergents » (UQTR), s’est tenu l’atelier de recherche « Regards croisés pour une histoire de la matérialité policière (Québec-Belgique) ». Organisé par le professeur Jonas Campion, cet atelier exploratoire réunissait neuf étudiants et chercheurs en histoire (en Belgique et au Québec) pour réfléchir autour des questions suivantes : Que nous apprennent les objets utilisés par les polices, quant aux transformations de la sécurité publique ? Existe-t-il une logique transnationale de leur usage ou au contraire, ne sont-ils que les avatars de réalités policières locales ? Existe-t-il une culture matérielle de l’ordre et de quelle manière pourrait-elle être une clé de compréhension de l’histoire des polices et de la sécurité publique ? Pour le programme, voir https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/gscw047.afficher_liste_nouvelles?owa_no_site=1201&owa_no_fiche=16&owa_annee_session=&owa_sigle=&owa_groupe=&owa_contexte=&owa_no_nouvelle=1174&owa_no_rubrique=9&owa_apercu=N&owa_brouillon=N&owa_imprimable=N&owa_maj_historique=N. []
  2. Soulevés par Margo De Koster dans sa conclusion, les trois niveaux sont : iconographique, sémiologique et contextuelle ; M. De Koster (Groupe de Recherche en Histoire sociale depuis 1750, UGent), « Conclusion et perspectives ».[]
  3. « Sommaire », Revue de la Sûreté du Québec, vol. 4, 1974, p. 1.[]
  4. Au Québec, cette période est généralement qualifiée par le chrononyme « Révolution tranquille ».[]
  5. Voir : « Digitaal Vlaanderen », Geopunt, https://www.geopunt.be/, consulté le 5 avril 2023.[]
  6. Acronyme pour « systèmes d’information géographique ». Voir http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/systemes-dinformation-geographique-sig-et-geomatique.[]
  7. Par exemple, le Centre interuniversitaire d’études québécoises utilise actuellement des outils comme QGIS pour croiser et analyser des données provenant, entre autres, des recensements décennaux canadiens, des rôles d’évaluation municipaux et des plans d’assurance incendie de différentes époques. Voir : « Espace CIEQ », https://espace.cieq.ca/, consulté le 6 avril 2023.[]
  8. La question des caméras portatives en est un bon exemple. À ce sujet, voir Camille Faubert et Annie Gendron, « Caméras portatives sur policiers : état de la situation au Canada », Les Presses de l’Université Laval, vol. 54, n° 1 (Printemps 2021), p. 41-67.[]
  9. François Welter (CARHOP, UCLouvain), « L’enquêteur de la police judiciaire près les parquets : homme d’action ou bureaucrate ? ».[]
  10. David Somer (CHDJ, UCLouvain), « Les objets de la police judiciaire près les parquets belges : miroir de son quotidien, de ses savoirs et représentations (1950-2001) »[]
  11. Elie Teicher (RPI, ULiège), « Grenades lacrymogènes, matraques et boucliers. Pour une histoire sociale du matériel de la police des foules »[]
  12. Xavier Rousseaux (CHDJ, FRS-FNRS, UCLouvain), Vincent Mazy (CHDJ, UCLouvain) , « Les casernes de la gendarmerie belge sous l’objectif : l’exemple de la province de Brabant ».[]
  13. Ibid.[]
  14. « Public » dans le sens où le message est destiné à être entendu dans l’espace public (débats politiques, revendications sociales, etc.) et « privé » dans le sens où le message est destiné à un groupe restreint (Lobby s’adressant aux dirigeants, débats internes, etc.).[]
  15. Michel Foucault à propos de l’école, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=VjsHyppHiZM[]
  16. Voir Anna Feigenbaum, Petite histoire du gaz lacrymogène : des tranchées de 1914 aux gilets jaunes, Montreuil, Éditions Libertalia, 2019.[]
  17. Sur l’utilisation du gaz lacrymogène, voir : Anna Feigenbaum, Petite histoire du gaz lacrymogène : des tranchées de 1914 aux gilets jaunes, trad. par Philippe Mortimer, Montreuil, Éditions Libertalia, 2019, 321p.[]
  18. Nous donnons ces exemples à titre indicatif seulement, mais un sondage rapide des divers fonds d’archives accessibles nous permet d’affirmer que de nombreux autres cas auraient pu être mentionnés.[]
  19. Assemblée nationale du Québec, « Commission parlementaire spéciale sur la refonte du code de route (3) », Québec, 10 septembre 1969, p. 3347-3382.[]
  20. Ibid., p. 3351.[]
  21. Ibid.[][]
  22. Ibid., p. 3352.[]
  23. Archives nationales à Montréal, Fonds Sûreté du Québec, E100 (Contenu : 2011-10-005 \ 28), 1956-1981.[]
  24. BAnQ, « Détail de la notice : Fonds Sûreté du Québec », Advitam, https://advitam.banq.qc.ca/notice/519973 (page consultée le 20 juin 2023).[]
  25. Les inventaires suivants ont été dépouillé par Gabriel Ferland au printemps 2023 : « DSO-2 » ; « Inventaire des archives de la Gendarmerie. État-major (Versement 1973-1989). 1952-1979 » ; « Inventaire des archives de la Gendarmerie. État-major général. Direction supérieure des Opérations (DSO). 1945-1990 » ; « Inventaire des archives de la Police fédérale. Service historique. Dossiers de Brigades de Gendarmerie. 1837-2003 » ; « Inventaire des archives du Ministère de l’Intérieur. Police générale du Royaume. Dossiers des commissaires de police » ; « Inventaire des archives de la Police fédérale. Centre de documentation et de connaissances (DSEK). 1920-2013 » ; voir https://www.arch.be/index.php?l=fr&m=nos-projets&r=projets-de-recherche&pr=napol-intel-nationalisation-de-l-information-policiere-en-belgique-1918-1961-processus-de-democratisation-et-gestion-bureaucratique-des-connaissances#5.[]
  26. Dans le second bloc de discussion, Julien Prud’homme demandait : dans quelle mesure la mise en avant de la matérialité policière, ou des outils policiers, peut être lue comme un discours de professionnalisation et une affirmation d’identité ?[]
  27. Pour nous, le diplôme est la preuve officielle qu’un policier a suivi une formation obligatoire avant de devenir policier; tandis que toutes autres certificats ou attestions sont plutôt reliés à des formations sur un outil ou sur une technique spécifique pendant que le policier est en poste.[]
  28. Luc Keunings, « 1830-1870. L’évolution contrastée de polices axées sur le contrôle social et la défense des propriétés », dans L. Keunings, Des polices si tranquilles : Une histoire de l’appareil policier belge au XIXe siècle, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2013, p. 23-24.[]
  29. Ibid., p. 26.[]
  30. Ibid., p. 65.[]
  31. [1] François Beaudoin, « La formation policière à la Sûreté du Québec », Patrimoine de la Sûreté du Québec, 2023, https://www.patrimoine.sq.gouv.qc.ca/Sujet/La-formation-policiere-a-la-Surete-du-Quebec-022, consulté le 10 avril 2023.[]

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