
Les états d’urgence terroriste ou sanitaire multiplient actuellement les confrontations entre citoyens et police, alimentant le débat sur les «violences» policières. Ainsi les interventions policières révèlent l’inégalité des individus, des groupes sociaux mais aussi des lieux face aux contrôles. Quant aux rassemblements spontanés et aux manifestations organisées, ils deviennent synonymes d’affrontements avec la police. Laissant de côté la question complexe des violences interindividuelles, cette chronique aborde la brutalisation observée dans les manifestations pacifiques.
Gérer les manifestations est un enjeu crucial en démocratie. Occuper collectivement l’espace public donne corps aux libertés de parole et d’association, devenues au gré des luttes émancipatrices du 20e siècle un marqueur concret de la démocratie à l’occidentale. Aujourd’hui, nombre de protestations, contre la mondialisation ou l’austérité, pour le climat ou la santé, s’accompagnent de critiques des violences policières. Faut-il voir dans ce malaise entre manifestants et forces de l’ordre le symptôme d’une dégradation radicale des rapports entre citoyens et police, voire un précurseur de l’implosion du modèle démocratique de protestation ?
Les sciences sociales mettent en garde contre les pièges du terme violence. Dès que celui-ci qualifie un comportement, l’émotion et l’indignation enflamment le débat. L’objectif de notre réflexion n’est pas de juger la violence des institutions (la manif, la police) ni la responsabilité des individus (manifestants, autorités, policiers). Un acte violent est avant tout le produit d’une rencontre dans un contexte spécifique, ici un cortège sur la voie publique. Il s’agit de laisser–provisoirement–de côté la quête des ressorts individuels ou structurels de la violence pour retourner aux sources des interactions entre protagonistes. Car ces interactions s’inscrivent dans des schémas ritualisés et des perceptions collectives en évolution.
Le «modèle» sécuritaire de l’État moderne: la police, dépositaire de la violence légitime
Dans les sociétés industrielles du 19e siècle marquées par la question ouvrière, la police était perçue comme un «chien de garde» d’une bourgeoisie capitaliste. Cette accoutumance policière aux intérêts des possédants persiste au 20e siècle dans les régimes autoritaires ou démocratiques. Néanmoins dans ces derniers, l’émancipation politique par le suffrage universel a nuancé cette liaison forte entre police et pouvoir. En démocratie, les polices du 21e siècle reflètent mieux la palette des populations représentées au pouvoir. En considérant les policiers comme des travailleurs, les sciences sociales ont mis au jour des fonctions policières intimement mêlées aux besoins des populations. Par ses métiers, la police contribue à trois besoins fondamentaux de sécurité collective: pacifier les communautés, lutter contre la délinquance et assurer l’ordre public. Sur le plan des principes, ces fonctions sont déléguées par les citoyens à l’État, lequel garantit le dépôt de l’usage de la force dans des institutions policières. En démocratie, la police doit être publique puisqu’elle exerce la force au nom de la collectivité; elle doit dépendre d’autorités civiles, comme bras armé de la société, et se veut représentative de la diversité citoyenne. En retour, les citoyens attendent des représentants de l’ordre un usage légal et proportionné de cette force, garanti par le contrôle critique des citoyens. Ce modèle classique semble aujourd’hui obsolète. Comment s’est-il historiquement construit?
La pacification des cortèges: un processus d’émancipation
Depuis deux siècles, les manifestations occidentales tendent à générer moins de violence. Des cortèges de plus en plus peuplés ont entraîné moins de décès et des blessures de moindre gravité. Au début du 20e siècle, l’émancipation politique des classes laborieuses conduit à remplacer les militaires par des policiers pour maintenir l’ordre public. Dans les années 1960-1970, un cycle mondial de protestations ouvrières, étudiantes, antiségrégationnistes et anticoloniales secoue les sociétés occidentales. Les enfants de la bourgeoisie peuplent les cortèges, amenant les régimes démocratiques à orienter le maintien de l’ordre vers une doctrine de gestion négociée entre protestataires et autorités. Quatre piliers fondent ce modèle: déclaration de manifestation, communication continue entre autorités et manifestants, distance physique entre policiers et protestataires, et proportionnalité de la réponse des forces de l’ordre aux violences. Cette gestion négociée s’inscrit dans une tendance globale du rejet de la violence comme moyen légitime d’action collective et d’une sensibilité croissante à l’intégrité physique et au respect des libertés individuelles.
Ce modèle de coproduction de l’ordre public repose sur une professionnalisation de la gestion des manifestations. Encadrer les cortèges et limiter les violences deviennent des priorités communes aux protestataires et aux forces de l’ordre. La société civile (syndicats, partis, associations, coordinations) fournit un service d’ordre face à des polices en retrait. La géographie des manifestations participe de cette pacification négociée. Les manifestants occupent des espaces déterminés dans les métropoles (places et grands boulevards) tandis qu’un consensus protège les lieux symboliques de la nation et du pouvoir (monuments historiques, palais, parlements) des dégradations. À Bruxelles, capitale de l’Europe des défilés avec son millier de manifestations par an, l’établissement d’une zone «neutre» autour des centres de pouvoir, national puis européen, traduit au quotidien cette gestion politique de l’espace public.
Casseurs, colsons et caméras: les fractures de la manifestation
Depuis les années 1990, les mobilisations connaissent un nouveau cycle de mondialisation, amplifié par les réseaux sociaux. Face aux protestataires «antimondialisation» perçus comme subversifs, une surréaction policière entraîne une remilitarisation de l’action policière. Les manifestations pacifiques sont émaillées de formes de violence empruntées aux guérillas et aux émeutes de quartiers populaires: incendies de véhicules, dégradations de biens, barricades
Cette transformation du «théâtre de la rue» accélère l’ébranlement des «modèles» démocratiques d’ordre public. Le refus de déclarer une manifestation ou de communiquer avec les autorités met à mal la cogestion. La perte de légitimité des services d’ordre manifestants peut alors conduire têtes et queues de cortège à s’accompagner de violences contre les biens, les forces de l’ordre et même les services d’ordre des manifestants. Dans l’imaginaire des spectateurs la manif dont on parle devient celle qui dérape, trop souvent réduite à la figure du «casseur». L’étiquette est d’abord revendiquée par des protestataires eux-mêmes justifiant la violence comme seule voie d’expression politique contre un ordre économique et politique mondial destructeur. Cependant, sous la cagoule des casseurs, les chercheurs observent une diversité de contestataires: anarchistes, hooligans, jeunes de quartiers populaires, groupes identitaires, réunis par un mode d’occupation de l’espace public. Les Black Blocs, synonymes dans les années 1980 de cortèges militants de la gauche radicale, désignent aujourd’hui des tactiques de manifestation empruntant à la police ses méthodes. Des protagonistes jeunes et mimant la police s’insèrent dans des protestations pacifiques pour contester aux policiers leur monopole d’usage de la force.
À l’évidence, cette radicalisation témoigne de «cassures» dans la société. Mobilisateur d’un imaginaire plus sanglant de la protestation, le casque des Street Medics remplace le brassard militant comme instrument de pacification. Les corps intermédiaires structurant autrefois la communication entre protestataires et pouvoirs sont aujourd’hui affaiblis par l’atomisation du monde du travail et des idéologies sécuritaires clivantes. Dans les cortèges, l’effacement des services d’ordre internes génère un désarroi du côté des autorités en quête d’interlocuteurs. Les commentaires politiques consistent trop souvent à discréditer la protestation au nom des violences et à renforcer des discours sécuritaires. Du côté policier, les techniques de négociation et de désescalade s’effacent devant une ligne répressive. Les méthodes développées dans la lutte antiterroriste–avec le soutien des citoyens–s’appliquent désormais aux manifestations, perçues comme une menace à la sécurité intérieure. Développés dans la répression des «violences urbaines» et des zones de guerre, les équipements de protection militarisés et les armes de neutralisation individuelle accentuent et personnalisent le face-à-face brutal entre manifestants et policiers. Le renseignement, dopé par la technologie, s’oriente vers le ciblage des meneurs présumés que des unités spécialisées dans les «violences urbaines» exfiltrent sans ménagements. Bouclages de zones ou de groupes transforment des manifestants pacifiques en «suspects»; menottages et arrestations administratives stigmatisent cette suspicion. Ces méthodes anti-insurrectionnelles gagnent insidieusement les manifestations les plus pacifiques: pour certains policiers, familles et jeunes deviennent des «trublions»,–des «gauchistes», des «autres», qu’il s’agit de disperser–et non plus des citoyens –des «nôtres», qu’il s’agit de protéger.
Cette résurgence «guerrière» au sein de manifestations de masse s’observe également dans un contexte de révolution médiatique. En 1980, il s’agissait de battre le pavé des centres du pouvoir pour être comptabilisés au journal télévisé du soir. Aujourd’hui, la manifestation se visionne en direct et à distance, via les caméras légères et les réseaux sociaux. Au cœur du défilé, manifestants et forces de l’ordre se livrent à une lutte d’images. À l’extérieur, vitres brisées, voitures brûlées et corps blessés alimentent l’audience des médias et l’indignation des spectateurs. Le rendu médiatique se focalise sur les faits de violence au détriment des revendications sociétales des protestataires. Les affrontements accentuent la polarisation des débats d’opinion. Et l’émotion sécuritaire, loin de rester l’apanage de partis liberticides, enfle jusqu’à devenir un enjeu électoral majeur au sein même des partis démocratiques, masquant les inégalités sociales.
Réinventer la mobilisation: pour une politique des désordres en démocratie
Mise en perspective historique, la manifestation a bien connu un moment de démocratisation, consacrant l’espace public comme lieu de débats. Aujourd’hui, il est donc possible de repacifier l’espace public. L’enjeu majeur est de co-construire une légitimité sur laquelle doit s’ajuster la légalité des usages concrets de la force, par la participation citoyenne aux objectifs du maintien de l’ordre. Sans une telle «politique démocratique des désordres », le risque est grand d’accentuer les fractures sociales et la tentation d’une dictature «de salut public» qui hante nos sociétés complexes et inquiètes.